Les mots de la guerre sont toujours particuliers, mais est-ce plus marqué avec le conflit israélo-palestinien ?
François-Bernard Huyghe : C'est évidemment particulier et plus marqué. Nous avons des interprétations divergentes des mots, que l'on retrouvera dans tous les cas où la victime de l'un est le criminel de l'autre. Les catégories nationales, religieuses que l'on va convoquer derrière tout ça sont importantes. Il y a des gens qui disent 'Israël', mais les durs de dur disent 'l'entité sioniste'. J'ai connu des pays où les gens noircissaient Israël à l'encre de Chine sur les cartes. Dès que l'on utilise les termes 'Etat hébreux' ou 'Etat juif', les mots sont piégés pour désigner Israël.
Les mots sont spécifiques pour nommer les mêmes choses entre les deux camps, dans ce conflit, ici en France. Par exemple, les représailles sont toujours israéliennes… Pourquoi ?
F-B.H : Parce qu'ils [les Palestiniens, ndlr] n'ont pas les moyens de faire des représailles ! C'était un dirigeant du Hamas qui disait 'vous nous reprochez de nous faire sauter avec des explosifs ou de faire sauter des voitures piégées, mais donnez-nous des B-52 [bombardiers, ndlr], et on arrêtera tout de suite'. Représailles, d'après le dictionnaire, c'est 'un mal qu'on fait à quelqu'un pour le punir, c'est une vengeance violente'."
Le choix d'un mot a beaucoup d'importance : un terroriste ou un résistant, ça n'est pas la même chose. Qui choisit ces mots, en France, par exemple, et pourquoi ?
F-B.H : Tout dépend de quel camp idéologique vous êtes, mais dans le monde anglo-saxon, ils ont les 'freedom fighters' (combattants de la liberté, ndlr). C'est un concept intéressant. Par exemple, Ben Laden était un freedom fighter avant de devenir un vilain terroriste. En France, on met des guillemets ou pas, pour certains mots. Ce n'est pas à propos du conflit israélo-palestinien, mais j'avais été frappé par l'utilisation du mot terroriste sans guillemets pour les pro-russes en Ukraine, ce qui était un choix idéologique assez net. Imaginons qu'un journaliste écrive 'les terroristes corses', ça risquerait de poser de gros problèmes… Entre terroristes ou résistants, je pense qu'il y aurait d'autres mots utilisables : les insurgés, les combattants sans uniformes, les guérilleros, les partisans. Alors évidemment, en France, avec le terme partisan, on pense au chant des partisans, à la résistance française. Mais techniquement, s'il n'y avait pas tout cet affect autour du chant des partisans, je serais partisan du terme partisan. Parce qu'un partisan c'est un combattant qui n'est pas en uniforme, qui n'est pas mandaté par un Etat. Je pense à la théorie de
Karl Schmidt : c'est celui, qui de son propre choix, se conduit comme un soldat, se considère souvent moralement, idéologiquement comme un soldat héroïque. Je rappelle par exemple que la
Bande à Baader (organisation terroriste allemande d'extrême gauche se présentant comme un mouvement de guérilla urbaine qui opéra en Allemagne fédérale de 1968 à 1998, ndlr), une de leurs revendications dans leurs nombreuses grèves de la faim, c'était d'être traité en tant que prisonniers de guerre.
La propagande est connue de la part des deux belligérants, ce qui est classique, mais peut-on aussi parler de propagande dans des pays comme la France, considérés comme neutres ?
F-B.H : C'est évident. Il y a deux raisons, et ce n'est pas très politiquement correct de le dire, mais les deux grandes religions impliquées dans le conflit israélo-palestinien sont très représentées chez nous. Il y a des tas de mots tabous. Quand on parle du Golfe persique, le moindre mot peut faire s'envenimer très vite la discussion avec des étudiants issus du Maghreb ou du Monde arabe. Nous sommes un pays qui est assez divisé idéologiquement. Notre société est mal à l'aise, on oscille entre la peur d'être traité d'antisémite ou d'islamophobe, surtout dans des professions où l'on vit par la plume. On est complètement déchiré par cette chose. On peut penser qu'en France il y a un fort soutien à la cause palestinienne, alors que les soutiens à la cause palestinienne de la gauche italienne, grecque ou britannique sont comparativement bien plus importants qu'en France. C'est un sujet qui divise à droite comme à gauche et des tas de choses s'y mêlent : la peur des banlieues, des djihadistes, salafistes…