James Der Derian : "L'informatique quantique a des conséquences géopolitiques très importantes"

Pour mieux comprendre où en est la révolution technologique basée sur l'informatique quantique nous avons interrogé James Der Derian, directeur du Centre d'études pour la sécurité internationale australien, membre de l'Université du Nano Institute de Sydney et instigateur du "Projet Q, Paix et Sécurité à l'âge quantique". Ce laboratoire de recherche — au sein de l'université de Sydney en Australie — étudie "à quoi ressemblera un avenir quantique lorsque les ordinateurs, les systèmes de communication et l'intelligence artificielle seront tous menés par la technologie quantique".
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Processeur quantique Sycomore de Google
Le processeur quantique Sycomore de 54 qubits conçu par Google a atteint la suprématie quantique, selon James Der Derian, directeur du Project Q et spécialiste des technologies quantiques à l'université de Sydney
 
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TV5MONDE : L'année 2021 est-elle un moment particulier pour l'informatique quantique, selon vous ?

James Der Derian
James Der Derian est directeur du Centre d'études pour la sécurité internationale de l'université de Sydney et instigateur du "Projet Q".

James Der Derian : J'ai commencé à faire des recherches sur l'informatique quantique il y une quinzaine d'années. Nous pensions qu'il faudrait une quinzaine ou une vingtaine d'années pour qu'un calculateur quantique soit opérationnel et puisse réaliser des calculs qu'un calculateur classique ne peut pas effectuer, ce qu'on appelle la suprématie quantique. Nous nous en sommes rapprochés chaque année et désormais nous savons que cette suprématie est là, en Chine et aux États-Unis, mais aussi dans d'autres pays. L'ordinateur quantique de Google, avec son processeur Sycomore, n'est pas entièrement programmable, mais il a la capacité de faire des calculs à des vitesses bien plus rapides : cet ordinateur quantique peut résoudre un problèmes en quelques heures quand les autres ordinateurs classiques mettront des années.


 

Ces technologies hybrides sont capable de casser les meilleurs algorithmes de chiffrement en quelques minutes alors que les supercalculateurs utilisés jusque là par la NSA le font en plusieurs années.

Ces ordinateurs quantiques font donc des choses que les ordinateurs classiques ne savent pas faire, mais cela ne signifie pas que nous aurons sous peu ces ordinateurs sur notre bureau. Pour l'heure, l'informatique quantique demande des protections énormes, un refroidissement massif et coûte très très cher. Nous ne verrons pas des ordinateurs portables quantiques dans les quelques prochaines années mais par contre nous verrons de l'informatique quantique en nuage (Quantum cloud computing, informatique quantique sur Internet, ndlr).

TV5MONDE : Le président Emmanuel Macron a financé le développement d'un ordinateur quantique hybride : qu'est-ce que ce type d'ordinateur ?

James Der Derian : L'hybride utilise le meilleur de l'informatique classique et les capacités des ordinateurs quantiques. Cela fonctionne déjà merveilleusement bien. Ces technologies hybrides sont capable de casser les meilleurs algorithmes de chiffrement en quelques minutes alors que les supercalculateurs utilisés jusque là par la NSA le font en plusieurs années. Cette hybridation signifie que vous pouvez utiliser des algorithmes quantiques avec des ordinateurs classiques ou des ordinateurs quantiques avec une optimisation apportée par l'informatique classique comme la traduction de quelque chose qui peut être utilisée par exemple par l'industrie pharmaceutique, pour la simulation de structures chimiques, dans la science des matériaux.

La question se pose, encore une fois, de qui va surveiller ces surveillants équipés de technologies quantiques de surveillance.

Mais l'ordinateur quantique hybride est aujourd'hui devenu un peu une niche, parce que les plus grandes entreprises de la planète développent de l'informatique quantique pure. Donc la France a certainement décidé d'aller vers l'hybride pour l'instant pour des raisons de faisabilité. Mais actuellement, la course se situe plus sur la réduction de la "décohérence", propre à la mécanique quantique, qui survient quand vous effectuez une mesure, ce qui génère des erreurs. Microsoft travaille à un ordinateur quantique de ce type, qui par exemple, aurait 10 000 qubits de calcul dans son processeur et 100 000 mille qubits, juste pour corriger les erreurs de ces 10 000 Qubits. C'est là où se situe la course technologique aujourd'hui.

TV5MONDE : Les possibilité semblent infinies avec l'informatique quantique, puisque la puissance de ces machines peut elle-même être illimitée. Certains chercheurs parlent d'un ordinateur qui aurait "les pouvoirs d'un dieu", qu'en pensez-vous ?

James Der Derian : C'est réellement un défi à notre imagination, ce que peuvent faire ces ordinateurs, comme effectuer une factorisation de nombres premiers en quelques minutes dans le cas de la cryptographie, alors que cela prend des années avec les meilleurs super-ordinateurs. Ces capacités des ordinateurs quantiques sont intellectuellement difficiles à appréhender mais c'est logique, puisque cette technologie est très performante avec des tâches très difficiles, et leur amélioration est exponentielle dans ce cadre précis, et ce, avec seulement quelques qubits.

Aujourd'hui, les technologies quantiques permettent de détecter les sous-marins et rendent les technologies furtives inefficaces. Il y a donc des conséquences géopolitiques très importantes avec le quantique, particulièrement entre la Chine et les États-Unis.

Toutes les grandes entreprises technologiques ont un département quantique, actuellement. J'ai visité le laboratoire quantique de Google, les Chinois ont créé une ville entière dédiée aux technolgies quantiques et je pense qu'il y a une inquiétude à avoir autour des possibilités offertes, en terme de surveillance par exemple. La question se pose, encore une fois, de qui va surveiller ces surveillants équipés de technologies quantiques de surveillance. C'est pourquoi il va falloir qu'assez vite les gouvernements établissent des règles.

TV5MONDE : Justement, des experts de l'informatique quantique sont inquiets au sujet de l'évolution de cette technologie, particulièrement dans le domaine millitaire, pour la dissuasion nucléaire, les robots tueurs autonomes mais aussi en biologie avec des manipulations du génome humain inconnues jusqu'alors. Qu'en pensez-vous ? 

James Der Derian : Je sais que toute nouvelle technologie devient toujours une arme et est donc utilisée par les militaires. Par exemple, aujourd'hui, les technologies quantiques permettent de détecter les sous-marins et rend les technologies furtives inefficaces. Il y a donc des conséquences géopolitiques très importantes avec cette technologie, particulièrement entre la Chine et les États-Unis. Les puissances intermédiaires, comme l'Australie, l'Union européenne, l'Inde, pourraient d'ailleurs devenir des médiateurs à ce niveau là, offrir des cadres de régulation en développant des technologies quantiques.

Il faut que des pressions soient effectuées à l'égard des grandes entreprises technologiques et des pouvoirs politiques des grandes puissances (…) il faut expliquer les possibilités des technologies quantiques pour restreindre ses applications les plus inquiétantes et qui pourraient nous mener à des catastrophes.

Je pense que c'est le bon moment pour se poser des questions, près de 80 ans après l'explosion de la première bombe atomique  — qui a été conçue grâce à la mécanique quantique, ne l'oublions pas —, d'informer les opinions publiques sur le quantique et ses possibilités. Il faut que des pressions soient effectuées à l'égard des grandes entreprises technologiques et des pouvoirs politiques des grandes puissances. On voit comment Internet, inventé au départ pour éduquer et partager la connaissance, qui était libre et ouvert, s'est transformé en capitalisme de surveillance.  C'est donc en ce moment qu'il faut expliquer les possibilités des technologies quantiques pour restreindre ses applications les plus inquiétantes et qui pourraient nous mener à des catastrophes.

Mais je reste un éternel optimiste sur ces sujets, je pense qu'en commençant à notre niveau local puis national, des règles globales finiront par s'appliquer, avant que cette technologie n'arrive en ligne.