Japon : le Premier ministre Shinzo Abe se retire, pour raisons de santé

Le Premier ministre nippon, Shinzo Abe, a acté, vendredi 28 août, une démission inattendue en raisons de problèmes de santé. Alors que sa popularité a notamment pâti des scandales touchant ses proches, il laisse derrière lui, entre autres, un record de longevité à ce poste et un programme de réforme économique qui lui a octroyé une renommée à l'international. 
Image
Shinzo Abe démission
Le Premier ministre japonais, Shinzo Abe, vendredi 28 août à Tokyo, lors de la conférence de presse durant laquelle il a annoncé sa démission. 
Franck Robichon (Associated Press)
Partager 9 minutes de lecture
Coup de tonnerre politique au Japon: le Premier ministre nationaliste Shinzo Abe, en poste depuis fin 2012, a annoncé, vendredi, son intention de démissionner pour des raisons de santé, alors qu'il n'a pas de successeur évident.

"J'ai décidé de démissionner du poste de Premier ministre", car "je n'étais plus sûr de pouvoir honorer le mandat qui m'avait été confié", a déclaré le dirigeant de 65 ans lors d'une conférence de presse à Tokyo. L’intéressé comptait initialement aller jusqu'au terme prévu de son troisième et dernier mandat de président du Parti libéral-démocrate (PLD) en septembre 2021.

Il a expliqué souffrir de nouveau d’une maladie chronique, la rectocolite hémorragique ou colite ulcéreuse, pour laquelle il a repris un nouveau traitement.
Ce syndrome inflammatoire chronique de l'intestin avait déjà été l'une des raisons de la fin précipitée de son premier mandat de Premier ministre en 2007, un an à peine après son entrée en fonction. Pour le correspondant de TV5MONDE, Bruno Duval, cette décision est " à la fois une surprise et pas une surprise.
 
TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...
"Je vais continuer à remplir fermement mes fonctions jusqu'à ce qu'un nouveau Premier ministre soit nommé", a précisé M. Abe.

Son successeur sera très vraisemblablement le vainqueur d'une nouvelle élection pour la présidence du Parti libéral-démocrate (PLD), la formation dont il est actuellement le chef.

M. Abe a refusé, vendredi, d'exprimer une préférence pour un successeur, affirmant que "toutes les personnes dont les noms circulent sont des gens très capables". Visiblement ému, il s'est aussi dit "profondément désolé" envers le peuple japonais de quitter son poste environ un an avant la date initialement prévue et en pleine crise du coronavirus.

 "Il pourrait y avoir une situation politique confuse" 

Ces derniers jours, le porte-parole du gouvernement Yoshihide Suga avait tenté de rassurer après deux visites à l'hôpital de M. Abe ces deux dernières semaines.
"C'est une énorme surprise", a déclaré Shinichi Nishikawa, professeur de sciences politiques à l'université de Meiji de Tokyo. "Il pourrait y avoir une situation politique confuse. Sa démission va avoir un grand impact" sur la politique japonaise.

L'indice Nikkei de la Bourse de Tokyo a brièvement décroché de plus de 2,6%, vendredi, quand l'intention de M. Abe de démissionner avait fuité dans la presse. Il a finalement clôturé en retrait de 1,41%. Le yen s'est quant à lui sensiblement apprécié face au dollar.

Popularité en déclin 

Depuis son retour au pouvoir, M. Abe avait bénéficié de l'absence d'un rival sérieux au sein du PLD et de la faiblesse de l'opposition, incapable de tirer parti des nombreux scandales qui ont touché le Premier ministre de près ou de loin ces dernières années. Il a régulièrement profité de faits extérieurs (tirs de missiles nord-coréens ou catastrophes naturelles) pour détourner l'attention et lui permettre de se poser en chef nécessaire dans l'adversité.

Sa popularité avait toutefois fondu ces derniers mois, en raison des scandales ayant touché ses proches et de la pandémie de coronavirus. Son gouvernement a été critiqué pour la lenteur de sa réaction à la crise, ses multiples revirements et maladresses, y compris du Premier ministre lui-même. Sa décision d'envoyer deux masques à chaque foyer, coûteuse et peu efficace, avait notamment été copieusement moquée, tout comme une vidéo maladroite le montrant dans son salon pour inciter ses concitoyens à rester chez eux.

L'archipel nippon a été relativement moins touché par le Covid-19 que de nombreuses autres zones du monde, avec environ 65.600 cas d'infections dans le pays depuis le début de la crise sanitaire pour quelque 1.200 décès. Mais le nombre de cas locaux est fortement reparti à la hausse depuis début juillet, malgré un état d'urgence mis en place par le gouvernement en avril-mai.

Le dirigeant s'est fait surtout connaître à l'étranger avec sa politique économique surnommée "Abenomics" lancée à partir de fin 2012, mêlant assouplissement monétaire, relance budgétaire massive et réformes structurelles. Il s'est aussi illustré sur la scène internationale, en endossant, par exemple, un rôle de médiateur entre l'Iran et les Etats-Unis ou en se faisant l'apôtre du libre-échange.

Le bilan de sa relance économique reste toutefois mitigé, faute de ne pas avoir mis en œuvre des réformes structurelles ambitieuses, et ses succès partiels ont été en grande partie balayés par la crise du coronavirus. Les plans d’aide record lancé ces derniers mois par le gouvernement  ne devraient pas éviter au pays une profonde récession cette année.

M. Abe s’est toutefois défendu vendredi, citant notamment la reconstruction du Nord-Est du Japon après le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima en 201,1 ou encore son action diplomatique. "L'histoire jugera", a-t-il dit au sujet de son héritage.

Hommages à l’international

Les hommages de gouvernements étrangers ont afflué  après l'annonce de sa démission.

Le Kremlin a notamment salué la "contribution inestimable" de M. Abe aux relations russo-japonaises. Tout au long de son mandat, il s’est en effet employé à ne pas froisser le président russe, Vladimir Poutine, caressant l'espoir de régler le différend des îles Kouriles du Sud (appelées "Territoires du Nord" par les Japonais), annexées par l'Union soviétique à la fin de la Seconde Guerre mondiale et jamais restituées au Japon.

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen l'a, de son côté, remercié pour "son engagement et sa contribution" aux liens entre le Japon et l'Europe, "plus forts ou plus cruciaux que jamais".

La chancelière allemande Angela Merkel a, elle, souligné  le "combat en faveur du multilatéralisme" du Premier ministre nippon.

Pékin, avec qui les relations se sont réchauffées tout en demeurant tortueuses, s'est abstenu de commentaire dans l'immédiat. Un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a seulement indiqué qu'il s'agissait d'une "affaire de politique intérieure" japonaise.

Avec  Séoul, en revanche, elles se sont nettement dégradées ces deux dernières années sur fond de leurs contentieux historiques. 

Avec les Etats-Unis, M. Abe s'est adapté à chaque changement de président, soucieux depuis quatre ans d'afficher sa complicité avec Donald Trump, avec lequel il partage la passion du golf. Une stratégie aux résultats toutefois nuancés, compliquée par le côté imprévisible du milliardaire républicain.

L’ambition d’avoir une armée nationale

L'ambition ultime de cet héritier d'une grande famille d'hommes politiques conservateurs était de réviser la Constitution pacifiste japonaise de 1947, écrite par les occupants américains et jamais amendée depuis.

Ayant bâti une partie de sa réputation sur sa fermeté vis-à-vis de la Corée du Nord, M. Abe souhaitait graver dans le marbre l'existence d'une armée nationale au lieu des actuelles "Forces d'autodéfense" japonaises, bien que la Constitution stipule que le Japon renonce à jamais à la guerre.

Il prônait aussi un Japon décomplexé de son passé, refusant notamment porter le fardeau du repentir pour les exactions de l'armée japonaise en Chine et dans la péninsule coréenne dans la première moitié du 20ème siècle.

M. Abe s'est cependant abstenu de se rendre au sanctuaire Yasukuni de Tokyo, haut lieu du nationalisme nippon, depuis sa dernière visite sur place fin 2013, qui avait indigné Pékin, Séoul et Washington.

Le nationaliste et pragmatique Shinzo Abe, 65 ans, avait récemment battu le record absolu de longévité en tant que Premier ministre du Japon.
 

Cinq candidats potentiels

  • Taro Aso, le spécialiste des bourdes 

Taro Aso, 79 ans, cumule depuis 2012 les fonctions de ministre des Finances et de vice-Premier ministre.
Proche allié de M. Abe, ce fan de mangas soignant son apparence vestimentaire a lui-même occupé la fonction suprême en 2008-2009, jusqu'à une défaite historique de son Parti libéral-démocrate (PLD). On prête depuis longtemps à ce vétéran, issu d'une riche famille d'industriels et de politiciens, l'ambition de revenir au pouvoir.

Sa carrière politique a été émaillée d'innombrables gaffes. En 2013, il avait par exemple appelé les personnes en fin de vie à mourir "rapidement" pour réduire les dépenses de santé, puis suggéré quelques mois plus tard que le Japon pourrait "s'inspirer" de l'Allemagne nazie pour réformer sa constitution.

  • Yoshihide Suga, le fidèle conseiller

Yoshihide Suga a joué un rôle important dans le retour au pouvoir de M. Abe après l'échec de son premier mandat de Premier ministre en 2006-2007. M. Abe l'a récompensé en le nommant en 2012 secrétaire général du gouvernement, un poste stratégique où il coordonne les actions des ministères et du parti au pouvoir et consulte les gouverneurs régionaux.

A 71 ans, M. Suga est aussi souvent le visage du gouvernement en sa qualité de porte-parole, s'exprimant tous les jours devant la presse. Fils d'agriculteur ayant lui-même financé ses études, ses origines modestes détonnent au sein d'un PLD dominé par des héritiers de grandes familles politiciennes et d'anciens technocrates.

  • Shigeru Ishiba, l'expert militaire

Ancien ministre de la Défense, Shigeru Ishiba est un passionné de l'armée et des technologies militaires, cultivant aussi un goût immodéré pour la musique pop japonaise des années 1970.
Cet ancien banquier de 63 ans est vu comme un orateur charismatique et un homme d'expérience : il a conquis à 29 ans le fauteuil de député qu'il détient encore aujourd'hui.

Comme M. Abe, M. Ishiba est un "faucon" prônant le renforcement de la place des Forces d'autodéfense japonaises dans la constitution pacifiste du pays.
En 2017, au plus fort des tensions avec la Corée du Nord, il s'était aussi demandé si le Japon, seul pays à avoir subi des bombardements atomiques, devrait revoir sa position interdisant les armes nucléaires sur son sol.

M. Ishiba est populaire auprès du grand public mais ne fait pas l'unanimité parmi les élus du PLD, notamment parce qu'il avait quitté autrefois le parti.
Seul opposant à M. Abe lors de l'élection du président du parti en 2018, il avait essuyé une lourde défaite.

  • Taro Kono, le réformiste repenti

A 57 ans, le ministre de la Défense Taro Kono, autrefois considéré comme un réformiste ambitieux et indépendant, est rentré dans le rang par la suite en occupant des postes stratégiques au sein du gouvernement Abe.
Il a ainsi évité ces dernières années d'évoquer publiquement son opposition au nucléaire, énergie soutenue par le gouvernement.

Diplômé de la prestigieuse université américaine de Georgetown, M. Kono a aussi été ministre des Affaires étrangères de 2017 à 2019.

Souvent comparé à son père, l'ancien secrétaire général du gouvernement Yohei Kono, célèbre pour avoir publié en 1993 une déclaration dans laquelle le Japon présentait ses "excuses" et ses "remords" pour la prostitution forcée de femmes asiatiques durant la Seconde Guerre mondiale, Taro Kono s'est toutefois montré nettement moins conciliant dans les relations diplomatiques.

  • Fumio Kishida, le favori trop discret

L'ancien ministre des Affaires étrangères Fumio Kishida, stratège politique en chef du PLD, a été souvent considéré comme le favori de M. Abe pour lui succéder, mais sa personnalité réservée et le manque de charisme qui lui est reproché pourraient y faire obstacle.

Elu d'Hiroshima âgé de 63 ans, M. Kishida avait été notamment l'artisan de la venue de Barack Obama en 2016, la première visite d'un président américain en exercice dans la ville dévastée par la bombe atomique.