Fil d'Ariane
Le président français Emmanuel Macron a effectué une visite au Kazakhstan et en Ouzbékistan les 1er et 2 novembre, afin de consolider des partenariats dans le domaine énergétique. D’autres pays avancent aussi leurs pions dans cette région, autrefois sous domination soviétique. Entretien
Le président de l'Ouzbékistan, Shavkat Mirziyoyev, à droite, et le président français Emmanuel Macron se promènent dans le centre historique de Samarkand, en Ouzbékistan, le 1er novembre 2023.
Après le Kazakhstan, le président français Emmanuel Macron est en visite en Ouzbékistan en ce début du mois de novembre. L'Asie centrale, longtemps un pré-carré russe, est ardemment courtisée par les grandes puissances, à un moment où la Russie est accaparée par son offensive militaire en Ukraine. Dans ce jeu d'influence, la Chine voisine, forte de son grand projet d'infrastructures des "Nouvelles routes de la soie", a pris une longueur d'avance. Mais l'Europe et la Turquie avancent aussi leurs pions. Le président turc Recep Tayyip Erdogan sera à cet égard le 3 novembre à Astana, la capitale du Kazakhstan.
Michael Levystone est chercheur associé au centre Russie/Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Selon lui, l’importance géostratégique de ces deux pays s’est accentuée avec la guerre en Ukraine. Elle s’applique à différents secteurs. Cependant, en plus de diversifier leurs partenariats, Kazakhstan et Ouzbékistan doivent jouer à un jeu d'équilibristes pour ne pas rompre leurs relations avec leur principal partenaire.
TV5MONDE : Pourquoi l’Asie centrale est-elle une région convoitée ?
Michael Levystone : C’est une région qui est entre la Russie, la Chine, l’Afghanistan, l’Iran et pas très loin de la Turquie non plus. Elle est donc à la tectonique des grandes puissances de ce monde, hormis les États-Unis et le Japon. En Eurasie, c’est vraiment le cœur stratégique entre toutes ces puissances.
Il y a une question énergétique parce que c’est une région qui est très riche sur le plan pétrolier, entre les gisements kazakhstanais en mer Caspienne, mais aussi sur le plan gazier avec les ressources au Turkménistan, qui est le quatrième pays mondial en matières de ressources prouvées de gaz naturel. Et puis il y a, un sujet dont on parle de plus en plus, les terres rares. C’est une région qui est à un emplacement très stratégique et qui a des ressources naturelles qui sont très intéressantes pour nombre d’acteurs étrangers.
L’uranium est à mon avis le point majeur de la visite de Macron au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Le Kazakhstan est le premier producteur mondial d’uranium, l’Ouzbékistan le cinquième. Par rapport à ce qu’il s’est passé au Niger(la France a été contrainte de mettre un terme à sa coopération militaire avec le Niger et d'y retirer ses troupes ainsi que son ambassadeur nldr), on voit bien qu’il y a besoin de sécuriser l’approvisionnement de la France. Je crois que l’électrique français est dominé à 70% par le nucléaire, ce qui en fait un enjeu stratégique.
Dernier point, il est aussi interéssant, sur le plan du transport des marchandises, de se rapprocher de ces pays, pour face aux sanctions imposées à l’économie russe (depuis son invasion militaire en Ukraine, ndlr). C’est une région qui fait de plus en plus figure de hub entre l’Asie orientale et plus particulièrement la Chine et l’Union européenne pour l’acheminement des convois de marchandises. Il y a des corridors de transport multimodaux qui existent entre la Chine, l’Asie centrale, la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan, la Turquie et le Caucase d’Europe. Mais ces infrastructures demandent quand même d’être sérieusement remises à niveau.
TV5MONDE : L’Ouzbékistan et le Kazakhstan sont-ils des partenaires indispensables à la France ?
Michael Levystone : Sur l’uranium, le Kazakhstan est très clairement indispensable. C’est le premier fournisseur de la France en matière d’uranium et l’Ouzbékistan est le deuxième. Vu l’état d’hostilité qui règne au Niger par rapport à la France, il semble assez compliqué d’imaginer que la France continue d’importer en masse de l’uranium de ce pays. Jusqu’ici, il était le deuxième fournisseur de la France.
Il faut regarder du côté des gisements et des pays avec lesquels la France a de meilleures relations. Depuis 2008, la France a un partenariat stratégique avec le Kazakhstan et elle a de bonnes relations avec lui. C’est clairement un partenaire sur lequel il faut miser.
TV5MONDE : Quels sont les autres pays ayant des intérêts au Kazakhstan et en Ouzbékistan ?
Michael Levystone : Depuis le début de la guerre en Ukraine, il y a un effet de loupe qui est mis fortement sur l’Asie centrale. La Russie et la Chine sont les deux grands voisins de ces pays d’Asie centrale. Le Kazakhstan est le seul qui soit frontalier et de la Russie et de la Chine. Toutes les grandes puissances y vont. Joe Biden a reçu les présidents des cinq grandes puissances centre-asiatiques à New York en septembre dernier. Il a clairement parlé des terres rares. En Turquie, Erdogan sera au Kazakhstan le 3 novembre.
L’Inde a également des intérêts économiques au Kazakhstan et en Ouzbékistan, qui sont encore très localisés sur l’uranium. Ils mettent également en place un dialogue politique, aussi entre les services des renseignements, en lien avec la question afghane. Le Pakistan collabore également avec l’Ouzbékistan sur la création d’un corridor de transports qui transite par l’Afghanistan. Il se passe beaucoup de choses singulièrement depuis un an et demi.
TV5MONDE : La Russie reste un partenaire privilégié de ces deux pays. Comment arrivent-ils à concilier ces intérêts divergents ?
Michael Levystone : Ce sont des pays qui ne peuvent pas se permettre de se brouiller trop durement avec la Russie. Pour autant, ils ont quand même fait passer des messages sur la guerre en Ukraine. On pense notamment aux déclarations du président kazakhstanais Kassim-Jomart Tokayev qui a dit directement devant Poutine qu’il ne reconnaîtrait jamais Donetsk et Lougansk sous drapeau russe.
Ils sont dans cette stratégie d’équilibre entre faire passer des messages qui vont être bien vus du côté des américains et des européens et en même temps ne pas aller trop loin vis-à-vis de la Russie.
Michael Levystone, chercheur associé à l'IFRI
Ils sont dans une stratégie d’équilibre. D’un côté, ils ont des relations importantes avec la Russie. Par exemple, elle construit une centrale nucléaire en Ouzbékistan. La Russie compte beaucoup de travailleurs en provenance d’Ouzbékistan sur son sol alors que d’habitude ce sont plutôt le Kirghizistan et le Tadjikistan qui exportent une grosse main-d'œuvre en Russie et qui ont des dépendances économiques fortes. Mais depuis le début de la guerre en Ukraine, cette tendance évolue.
Il y a aussi des leviers d’influence assez forts avec l’Ouzbékistan même si contrairement au Kazakhstan, le pays n’a pas de frontière commune avec la Russie. Le problème du Kazakhstan, c’est que la majeure partie de leurs exportations pétrolières, qui sont vraiment le nerf de la guerre pour l’économie du pays, transite par le territoire russe. Depuis plusieurs mois, ils essayent de trouver des alternatives pour leurs exportations. Mais ils sont trop dépendants du territoire russe pour faire transiter leur pétrole vers l’Europe.
Ils sont dans cette stratégie d’équilibre entre faire passer des messages qui vont être bien vus du côté des Américains et des Européens et en même temps ne pas aller trop loin vis-à-vis de la Russie. Si la Russie se fâche, elle coupe les oléoducs au départ du Kazakhstan vers la Russie, ce qui serait catastrophique pour l’économie kazakhstanaise.