La sortie récente de son dernier film primé à Cannes, "Moi, Daniel Blake", est l'occasion pour le réalisateur Ken Loach de faire connaître sa démarche très originale vis-à-vis d'Internet. Depuis 2010, plusieurs de ses films sont visibles gratuitement et légalement sur YouToutube, à la demande du metteur en scène. Sauf dans quelques pays dont la France, mais à la demande… des distributeurs.
Ken Loach est un réalisateur de films politiques, de ceux que l'on qualifie d'"engagés".
Depuis 50 ans, ce cinéaste atypique ausculte la société anglaise. Non pas celle des puissants et des "winners", mais à l'inverse, celle des exclus, des classes populaires les plus démunies ou encore celle des héros invisibles — les oubliés de l'histoire. La plupart du temps, Ken Loach fait jouer en majorité des comédiens non professionnels dans ses films, des "vrais gens", qui incarnent souvent à l'écran leur propre personnage, ou un double très proche d'eux-mêmes. Le "cinéma social" de Ken Loach devrait donc être vu surtout par ceux dont il parle, et pourtant, ce n'est pas franchement le cas. Le réalisateur, conscient de ce paradoxe a donc décidé en 2010 de mettre une partie de ses films à disposition sur
Youtube.
Contre l'élitisme culturel… mais pas en France
La mise à disposition de 7 films de Ken Loach sur la plateforme de diffusion vidéo en ligne mondiale
YouTube, début mai 2010 a vite tourné court en France. Malgré la volonté du cinéaste de lutter "
contre l'élitisme culturel", et qui selon ses mots a "
toujours essayé d'aborder des épisodes passés sous silence par l'Histoire officielle et de faire entendre une autre voix." — les 7 films ont été bloqués en France. Depuis lors, une seule œuvre de Ken Loach est visible depuis la France sur sa chaîne
Youtube, un long métrage en noir et blanc pour la télévision de 1965 : "
Up the junction". Pour les autres œuvres, il faut être connecté ailleurs qu'en France (ou la Belgique et la Hollande soumises aux même restrictions) pour pouvoir visionner les films, et ne pas voir ceci apparaître :
Ce blocage par pays n'est pas le fait de Ken Loach mais a été exigé des distributeurs des 3 pays concernés : la France, la Belgique, les Pays-Bas. Contre la volonté de l'auteur.
Offrir les œuvres sur Youtube dope… les ventes de DVD
Ce refus de laisser les internautes visionner des œuvres anciennes du cinéaste social mondialement reconnu, alors que celui-ci le souhaite, est une stratégie plus globale des distributeurs français. La loi Hadopi, poussée par les "ayants-droits", a voulu inscrire dans le droit français la volonté de "punir toute tentative d'utilisation gratuite d'un bien culturel via le réseau Internet". Le principe étant que : "ne pas payer une œuvre est du piratage, ce qui est considéré comme du vol".
Jusqu'à empêcher un auteur de mettre à disposition ses œuvres gratuitement sur Internet, lorsque l'on est son distributeur ?
Visiblement oui.
Didier Lacourt, directeur de la distribution chez Diaphana Films (distributeur en France de "Just a kiss" diffusé par Ken Loach sur Youtube) résume le blocage opéré par une phrase : "
C'est pour protéger le DVD". Nous n'en saurons pas plus, à savoir pourquoi au Royaume-Uni, en Espagne ou encore aux Etats-Unis les DVD de ces films de Ken Loach n'ont pas besoin d'être "protégés" par un blocage sur la chaîne YouTube de l'auteur…
Cette stratégie française ne s'est d'ailleurs pas révélée très cohérente au cours des dernières années. Alors que les échanges de fichiers entre pairs (P2P) ne fléchissaient pas, le nombre de places de cinéma vendues annuellement augmentaient, tout comme les spectateurs de concerts. Quant aux ventes de CD, elles avaient déjà commencé à faiblir bien avant l'emballement pour le partage de fichiers internet.
Personne n'a jamais donc pu prouver que le téléchargement illégal diminuait les "actes d'achats". En réalité, c'est le contraire qui a été démontré : plus les biens culturels circulent librement sur la toile plus leurs ventes sont "dopées" : "
Selon le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) : sur l’ensemble de l’année 2014, la fréquentation des salles de cinéma augmente de 7,7 % pour atteindre 208,43 millions d’entrées soit le 2e plus haut niveau depuis 47 ans (211,5 millions d’entrées en 1967 et 217,2 millions en 2011)". (article source :
HADOPI, un bilan mitigé après 5 ans d'existence).
Offrir mieux pour inciter à…
Ken Loach a aussi lancé sa chaîne
YouTube pour contrer la circulation des fichiers illégaux, ce que Rebecca O’Brien, de la maison de production britannique du réalisateur, "Sixteen Films", explique à Télérama : "
A l'époque s
i nous avons fait ce choix de mettre en ligne certains des films de Ken, c’est justement pour combattre leur prolifération illégale sur la Toile." Cette démarche a réussi aux Monty Python, qui un an avant Ken Loach,
avaient eu cette même démarche : "
(…) Devant la multiplication d’extraits de qualité médiocre de leur sketches, les trublions anglais avaient décidé de rendre leurs productions disponibles gratuitement également sur YouTube, en haute qualité. Résultat : les ventes de leurs DVD avaient littéralement explosé : + 23 000 % en trois mois !"
Le principe — pour les auteurs — de contourner le piratage de leurs films ou de leurs musiques en offrant une partie de ceux-ci de façon cadrée, avec une qualité contrôlée, permet d'inciter les internautes à aller plus loin dans la découverte des œuvres artistiques, à s'emparer des biens culturels, ce qui au final les pousse à aller dans les salles de concerts ou de cinéma.
Le site Open Culture a pour sa part fait un travail d'ouverture à la culture cinématographique par Internet considérable : 1150 films sont aujourd'hui disponibles, lisibles en ligne, téléchargeables, gratuitement et légalement. Des œuvres de cinéastes célèbres comme David Cronenberg, Francis Ford, David Lynch ou encore Francis Ford Coppola sont présentes : la culture en partage au plus grand nombre par Internet démontre qu'elle n'est pas un bien de consommation comme les autres. Et surtout qu'elle se nourrit avant tout de la passion de ceux qui la créent, comme de ceux qui la partagent…
Bande annonce du dernier film de Ken Loach, "Moi, Daniel Blake", palme d'or du festival de Cannes 2016 :