Lorsque l'EIIL est arrivé à Kirkouk, les soldats de l'armée irakienne ont quitté la ville. 3000 peshmergas - les soldats kurdes - les ont remplacés et ont repris la cité des mains des djihadistes. Répartis entre la Syrie, l'Irak, l'Iran et la Turquie, les Kurdes réclament depuis près d'un siècle la création d'un Kurdistan indépendant. Kirkouk pourrait-elle en être la première ville?
Kirkouk est l'objet de tensions entre le pouvoir irakien et les Kurdes depuis des années. Cette cité pétrolière se trouve aux portes du Kurdistan irakien, région autonome qui possède son propre chef de gouvernement régional. Peuplée majoritairement de Kurdes jusque dans les années 1950, elle comporte aujourd’hui des communautés arabes et turkmènes.
Depuis le 12 juin, le drapeau kurde flotte sur la ville et les peshmergas qui s'y sont installés n'ont pas l'intention de la quitter. "Nous avons le sentiment que, cette fois, nous nous dirigeons vraiment vers l'indépendance", déclare, enthousiaste, un habitant d'Erbil, capitale de la région autonome du Kurdistan irakien, dans un reportage de France 24.
Fier de ces récentes victoires, un porte-parole des peshmergas confie dans ce même reportage être réticent à l’idée de venir en aide à l'armée irakienne: "Ils sont tellement arrogants qu'ils ne nous demanderons sûrement même pas [de les aider]".
Depuis, qu’ils ont conquis la ville qu’ils réclamaient, les peshmergas ne doutent plus de leurs capacités militaires. « Ils ont une longue histoire de lutte contre le gouvernement de Bagdad. Et au contraire des sunnites et des chiites, ils représentent une force unifiée autour d’un but : protéger les Kurdes et faire aboutir leur espoir d’obtenir un État indépendant », analyse Denise Natali, chercheuse à l’Institute for Strategic Studies (National Defense University de Washington), spécialiste du Kurdistan.
Conquérir Kirkouk, les Kurdes en rêvent depuis longtemps. L’article 140 de la Constitution irakienne adoptée en 2005 prévoit même la tenue d’un référendum afin que la population kurde de la ville se prononce sur son rattachement à la région autonome du Kurdistan. Jamais appliqué, il est devenu l’une des revendications principales des autorités du Kurdistan irakien.
Pour Denise Natali, la fulgurante avancée de l’EIIL et la reprise en main de Kirkouk par les Peshmergas ne « sont pas arrivés par hasard ». « Bagdad est dans un grand moment de faiblesse. Chaque partie de la crise - l’EIIL, les Kurdes, les Arabes sunnites [la grande majorité des Kurdes est également sunnite] - veut profiter de la situation », précise-t-elle.
Sans aller jusqu’à avancer l’hypothèse de discussions directes entre les autorités d’Erbil et l’EIIL, la chercheuse évoque des relations avec des pays partenaires : « On ne peut pas dire que Barzani [Massoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan irakien] a soutenu l’EIIL mais il a certainement soutenu les dirigeants arabes sunnites qui ont établi des collaborations avec le groupe. »
Les Kurdes tirent donc pour l’instant leur épingle du jeu mais de là à prévoir la naissance prochaine d’un Kurdistan indépendant... D’abord parce que le gouvernement régional kurde est dans une situation financière très délicate. « En 2013, ils ont reçu au minimum 13 milliards de dollars de Bagdad. Et ils ont emprunté de l’argent à la Turquie notamment », détaille Denise Natali.
La création du gazoduc Irak-Turquie reliant Kirkouk à Ceyhan dans le sud-est de la Turquie les a certes fait gagner en indépendance financière. Mais Bagdad n’a pas apprécié que les autorités d’Erbil aient commencé fin mai à exporter elles-mêmes du pétrole.
En mai 2010, le Kurdistan a conclut un accord avec Bagdad pour réglementer la répartition de l’argent issu de l’exportation de brut. « Selon le gouvernement irakien, les revenus du pétrole doivent être centralisés à Bagdad et le Kurdistan se verra reverser 17% des recettes de l’État. Erbil souhaite, au contraire, que l'ensemble des revenus tirés de l'exploitation du pétrole des champs se trouvant dans sa région autonome lui revienne », résumait l’AFP en mai 2010.
« Il est impossible de nouer une relation avec l’EIIL »
Le rêve kurde d’un État indépendant, dans la situation actuelle, a donc ses limites. Soutenu financièrement par Bagdad, Erbil y trouve aussi des interlocuteurs avec qui négocier. « Si Maliki n’est plus là, ils n’auront plus comme voisins que les arabes sunnites et l’EIIL. Il leur faudra dialoguer avec eux s’ils veulent obtenir plus de territoires ou d’argent du pétrole, rappelle Denise Natali. Les sunnites arabes n’ont rien, ils ne peuvent donc rien leur donner. Et l’EIIL n’est pas vraiment un groupe qui a envie de négocier. »
Enfin, si les Kurdes d’Irak sont unifiés, les différentes communautés installées dans les quatre pays (Syrie, Irak, Iran, Turquie) comptant des Kurdes n’arrivent pas à s’entendre entre elles. Dans un article publié sur le site de Slate en novembre 2012, Ariane Bonzon, journaliste spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient souligne : « C'est un peuple des montagnes et un peuple anciennement nomade, ce qui ne prédispose pas à l’unification. De plus, l’organisation, encore très tribale, oppose souvent les chefs de tribus. »
Les Kurdes pourraient cependant faire valoir leur rôle dans la lutte contre l’EIIL lors de futures négociations avec les autorités de Bagdad.