Il y a trente ans, entre le 2 avril et le 14 juin 1982, la junte au pouvoir en Argentine tente sans succès de récupérer les îles Malouines, aux mains des Britanniques depuis 1833. Pour les militaires, en réalité, l'objectif consiste à se maintenir au pouvoir et à essayer de détourner l'attention sur les milliers de disparitions, assassinats et tortures. Si cette stratégie a échoué sur le plan militaire, la guerre des Malouines est encore vive dans l'esprit et l'histoire des Argentins.
En refusant de reconnaître le rôle de la société dans ce conflit, on se condamne à ignorer la nature de la société née de la défaite
Une page de l’histoire difficile à tourner ce 2 avril. Cette date marque le trentième anniversaire du début de la guerre entre l’Argentine et la Grande-Bretagne pour le contrôle des îles Malouines (Falklands dans la terminologie anglaise). Six cent quarante-neuf Argentins et 258 Britanniques sont morts, 450 anciens combattants argentins et 300 anciens soldats britanniques se sont suicidés. Trois décennies plus tard, les cicatrices de ce conflit ne se sont pas refermées. « On ne sait toujours pas comment l’appréhender – explique, à Buenos Aires, l’historien Federico Lorenz*, une référence sur le sujet –, cette guerre reste un événement fixé dans l’esprit des Argentins comme un récit sacré, une épopée nationale intouchable et déconnectée de la dictature militaire (1976-83) qui en fut à l’origine et à l’époque, continuait à torturer, assassiner et faire disparaître des centaines de personnes. »
La Présidente d'Argentine Cristina Kirchner réélue pour un second mandat (2011-2015) / AFP
Pour Federico Lorenz, depuis la présidence de Néstor Kirchner (2003-2007), puis de sa veuve Cristina (2007-2011) – qui vient d’être réélue pour un second mandat (2011-2015) – l’histoire argentine a subi une traduction politique « schizophrène » : « La mémoire et l’histoire font désormais partie d’une politique d’Etat dénuée de tout sens critique, selon laquelle la geste militaire des Malouines s’adosse à une revendication de souveraineté juste, mais abstraite de tout contexte politique, comme si la dictature n’avait jamais existé. Du coup, coexistent deux récits antagoniques, voire contradictoires : l’un qui condamne les répresseurs et l’autre qui – sans le vouloir – s’en réclame au nom de la lutte anticoloniale et anti-impérialiste. » Et de poursuivre : « Un bourreau qui meurt en combattant les Anglais est-il un héros national ? Cette mort sous le feu britannique rachète-t-il les crimes commis contre ses compatriotes ? La présidente Cristina a annoncé récemment la création d’un musée national et d’un monument aux morts de la guerre des Malouines dans l’enceinte du plus grand centre de détention clandestin durant la dictature [ESMA, Escuela Superior de Mecánica de la Armada, c’est-à-dire l’École supérieure de mécanique de la Marine]. Or l’une des premières victimes de la guerre, Pedro Edgardo Giacchino, était précisément un des bourreaux qui torturait et faisait disparaître des jeunes gens dans ce même lieu ! »
Iles des Malouines / Photo Federico Lorenz
Durant sa présidence, Néstor Kirchner s’est fait le fervent défenseur des droits de l’homme, le porte-parole de la génération victime de la dictature. « Nourrie par les lectures en vogue dans la gauche militante des années 70, sa vision de l’histoire, à la fois nationale et populaire, s’est imposée dans le discours idéologique des célébrations historiques et des organismes officiels. Une vision unilatérale du passé, assez intolérante, et en contradiction évidente avec les critères scientifiques de la discipline historique. Bien sûr, les récits officiels sont rarement nuancés et on ne peut pas, sans ingénuité, exiger d’eux une totale impartialité. Mais la persistance d’une guerre des mémoires ne devrait pas conduire à oblitérer tous les faits qui ne relèvent pas de la reconfiguration politique promue par l’État. » Les 30 ans écoulés depuis la guerre ont-ils exacerbé ce discours ? Toute société entretient des rapports au passé qui sont fonction de ses problématiques présentes. Ainsi, relativiser le soutien populaire à la guerre des Malouines, c’est relativiser le soutien populaire à la dictature. Il est plus facile de prétendre que seuls les militaires professionnels ont décidé d’aller combattre, en mettant de côté la responsabilité du peuple argentin. Mais en refusant de reconnaître le rôle de la société dans ce conflit, on se condamne à ignorer la nature de la société née de la défaite. C’est en particulier gênant pour les nouvelles générations, qui n’ont même pas vécu la dictature directement.
Iles des Malouines / Photo Federico Lorenz
Pourquoi ? Il faut se rappeler qu’en 1982, la société argentine était fortement militarisée et largement dépolitisée. La dernière expérience du combat des militaires remontait à la guerre du Paraguay, à la fin du XIXe siècle alors que l’Etat argentin moderne n’était pas même consolidé. La dictature a fait de la guerre des Malouines le prolongement de la guerre pour l’indépendance de 1810. Une grande manipulation conceptuelle ! Comme la Coupe du monde de football de 1978, la guerre des Malouines a servi à faire taire les dénonciations de plus en plus virulentes des violations des droits de l’homme. De fait, quoique la défaite fût une des principales causes de la chute du régime un an après, ce discours fonctionne toujours aujourd’hui, puisque toute remise en cause de la guerre est toujours vue comme contraire à la grande « cause nationale ». Lorenz cite l’exemple des virulentes polémiques provoquées par les dénonciations pour mauvais traitements déposées par plusieurs ex-combattants sur les îles Malouines : « Sur ce sujet, il n’y a eu ni progrès judicaires, ni prises de position explicites par l’Etat », explique-t-il. Au-delà, ce chercheur reconnaît qu’en termes historiques, « trente ans sont peut-être trop peu de temps, surtout si on considère qu’il n’y a guère eu d’études critiques sur la période d’après-guerre et ses conséquences, ni moins encore de discours officiel sur le sujet. Songeons, par exemple, au temps dont a eu besoin la France pour se pencher sur la collaboration durant le gouvernement de Vichy ou les atrocités commises durant la guerre d’Algérie ».
Federico Lorenz est notamment l’auteur de Fantasmas de Malvinas (“Fantômes des Malouines”, Eterna Cadencia 2008) et El combate por la memoria (“Le combat pour la mémoire”, Capital Intelectual, 2008) non disponibles en français.