La catastrophe de Notre-Dame vue des États-Unis : un écho considérable, une résonance politique

Universitaire franco-américain, chercheur et professeur d'histoire médiévale à Kenyon College (Ohio), Alexis Novikoff revient sur l'émotion qu'a soulevée aux États-Unis la catastrophe de Notre-Dame de Paris, l'imaginaire qui y accompagne l'emblématique cathédrale ... et sur les tentatives d'exploitation politique de son incendie.
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(AP Photo/Remy de la Mauviniere)
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TV5Monde : Quel écho a eu aux États-Unis la catastrophe survenue à Notre-Dame de Paris ? Dans le milieu des historiens, bien sûr et au delà ?

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Alexis Novikoff
Alexis Novikoff : Considérable. Je suis moi-même très étonné par l’intérêt que la catastrophe suscite chez les Américains et pas seulement chez les historiens.

J’appartiens pour ma part à une Société médiéviste. Dès le lendemain, il y a déjà eu une mobilisation, des appels de fonds. Mais l’émotion est sensible bien au-delà de ces cercles. On en discute beaucoup dans des milieux assez larges, dans les médias, dans les réseaux sociaux...

 
Notre-Dame de Paris est pour nous l'icône d'un Moyen-Âge rêvé

Que représente Notre-Dame de Paris dans l'imaginaire américain ?

Elle est pour nous l’icône du Moyen-Âge. On peut en discuter, bien sûr, et se souvenir qu'une partie de son identité puise dans le XIXème siècle. Mais dans l’imaginaire, c’est ainsi : c’est l’édifice qui, plus que tout autre, représente le passé médiéval.

Sa forme gothique - même et surtout revisitée par Viollet-le-Duc - a une forte influence chez nous. Yale, Princeton, Duke Cornell, Kenyon College – où j’enseigne- sans parler des presque 200 universités catholiques du pays :  l’architecture de beaucoup de bâtiments universitaires, de campus est inspirée par ce qu’on appelle le néo-gothique, ou même « collegiate gothic ». Des ogives, des vitraux... Nos étudiants sont même étonnés lorsqu’ils vont en France de voir que cette coloration médiévale est absente de vos universités.

L’aspect esthétique de Notre-Dame de Paris est donc familier a beaucoup d’Américains. Ceux qui l’ont visitée, bien sûr, qui sont nombreux – près de 2 millions par an - mais aussi ceux qui n’y sont pas allés. Pour tous, Notre-Dame représente le chef-d’œuvre de cette époque fantasmée.
 

En France, la cathédrale n'est plus perçue comme seulement religieuse et l'émotion de son incendie a été partagée presque indépendamment des croyances. Qu'en est-il aux Etats-Unis ?

C'est en effet un peu différent. Il y a chez nous une grande diversité de croyances mais dans l’ensemble, beaucoup d’Américains sont versés dans une culture spirituelle voire religieuse, plus sans doute qu’en France. Voir un lieu si sacré partir en fumée est un choc.
 
Pour beaucoup, la cathédrale témoigne de la puissance de la foi, de notre capacité à être inspiré par Dieu, construire à grande échelle et dépasser toutes les frontières, un peu comme le veut notre soi-disant rêve américain.
Pour les catholiques, l’importance de Notre-Dame va sans dire. Pour les protestants, ou ceux qui se sentent non religieux mais, comme on dit, « spirituels », la cathédrale témoigne de la puissance de la foi, de notre capacité à être inspirés par Dieu, construire à grande échelle et dépasser toutes les frontières, un peu comme le veut notre soi-disant rêve américain. A Memphis, où j’enseignais auparavant, j’ai connu beaucoup d’étudiants protestants qui rêvaient d’assister à une messe à Notre-Dame.

Et puis, bien sûr, pour tout le monde, le Moyen-Âge est évocateur de merveilles, de mystères. Même pour ceux qui sont non-croyants, il y a un imaginaire de princesses, de châteaux-forts, un monde qui rappelle les contes. Notre-Dame est le symbole de cet univers.
 
L’image de Notre-Dame en flamme vient alimenter ce sentiment et le discours d’une menace interne et externe. De là à faire le rapprochement entre le 15 avril et le 11 septembre, il n’y a qu’un pas que certains ont vite franchi.

N'y a-t-il pas aussi dans l'émotion américaine à l'égard de cet événement européen un aspect "occidentaliste"?

Oui, c'est un aspect politique de la catastrophe qui commence à grandir. L'angoisse de cette culture occidentale, qui serait menacée par le terrorisme ou même par l’immigration est un sujet très présent chez nous. La peur d’un monde plus divers, moins blanc, qui serait aussi moins respectueux du passé et donc des chefs-d’œuvre de la civilisation  « judéo-chrétienne », terme que l’on utilise beaucoup.

L’image de Notre-Dame en flammes vient alimenter ce sentiment et le discours d’une menace interne et externe. De là à faire le rapprochement entre le 15 avril et le 11 septembre, il n’y a qu’un pas que certains ont vite franchi. La vision s’y prête : deux tours qu’on croyait invulnérables, qui ont failli s’effondrer. On a vu un instant - j’ai moi-même ressenti cela - quelque chose se répéter. Cela favorise une certaine manipulation. Des conspirationnistes, comme Glenn Beck à la télévision, disent que le terrorisme est peut-être après tout la cause de l’incendie mais que le gouvernement français ne voudra pas l’admettre.
 
Cela renvoie un peu à la thématique qui a fait le succès de Trump : refaire l’Amérique « great again », raviver des valeurs perdues

Cela reste marginal ...

Oui, mais sans aller jusque là, des questions et des critiques circulent sur le thème : comment un tel événement a-t-il pu se produire ? N'y a-t-il pas eu de négligences coupables, ou significatives ? N’est-ce pas le signe de notre impuissance par rapport à un monde qui change ? Cela renvoie un peu à la thématique qui a fait le succès de Trump : refaire l’Amérique « great again », raviver des valeurs perdues. Ce n’est pas seulement américain. On retrouve cette idée avec la montée des pouvoirs et partis d’ultra-droite en Europe.

Pour revenir à la cathédrale Notre-Dame, si l’événement a eu un tel écho aux Etats-Unis - et encore une fois, j'en suis frappé, pas seulement dans l’élite mais dans le grand public -, c'est peut-être parce qu'au fond, chacun à la sienne. Pour certains, c’est un chef-d’œuvre de l’art gothique. Pour d’autres, un symbole de l’Occident. D’autres encore, plus religieux, interpréteront la catastrophe comme le témoignage d’une décadence spirituelle. Et, pour eux, le signe de l’urgence d’un réveil.