Vitali : “Nous devons rester ici jusqu’à ce que l’on voit de vrais changements dans notre pays “ Crédit: Aurélien Cohen
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Depuis le 26 février, date des premiers heurts dans la ville de Simferopol et des premières manœuvres de l’armée russe aux frontières de l’Ukraine, la Crimée a éclipsé Kiev en Une de la presse internationale. Tandis que Maïdan continue à pleurer ses morts, cette petite péninsule de deux millions et demi d’habitants fait planer sur l’Europe la crainte d’un nouveau conflit. Mais vu de Kiev, le regard que porte la population ukrainienne sur la crise apparaît complexe et pluriel — à l’image d’un pays profondément divisé sur son avenir. Témoignages de quelques habitants de la capitale ukrainienne.
Evguenia est une jeune professeure de russe originaire de Sebastopol : elle estime que le référendum du 16 mars sur l’indépendance de la Crimée est dans l’ordre des choses : « J’ai déjà pris mes billet pour rentrer en Crimée, pour voter et faire entendre ma voix. Les gens de l’Ouest et du centre de l’Ukraine ont pris les armes pour renverser le gouvernement, nous aussi nous avons le droit de décider si nous voulons ou non accepter ce nouveau pouvoir ». Pour autant, elle se désole de voir sa région natale devenir le terrain de jeu des luttes d’influence entre les grandes puissances : « Je suis triste de voir que la Crimée est devenu un prétexte pour les provocations des Russes contre les occidentaux. C’est l’endroit idéal : les gens y sont très patriotes et ils sont prêts à mourir pour défendre leur terre. Alors oui j’ai peur qu’une guerre éclate, parce que la Russie ne fera pas machine arrière et parce que les États-Unis ne voudront pas avoir l’air faibles ». Le référendum est pour elle un moyen d’apaiser les tensions et de faire revenir plus calmement la Crimée dans le giron de la Russie. Arrivée à Kiev en 2010, elle pense déjà au grand retour : « Je ne resterai pas à Kiev si la Crimée intègre la Fédération de Russie. Quand mes élèves me demande ma nationalité, je réponds Russe de Crimée. J’ai beaucoup de respect pour la langue, la littérature et la culture ukrainienne, mais ma langue, ma littérature et ma culture sont russes. Et parfois je me sens comme une étrangère en Ukraine. »
Un drapeau européen flotte à côté du bâtiment brûlé de la maison des syndicats, sur la place de l'Indépendance à Kiev. Crédit: Aurélien Cohen
La question de la Crimée est une de ces lignes de fracture profondes qui traversent la société ukrainienne. Elle renvoie à l’image d’un pays intimement divisé entre des cultures et des aspirations différentes, mais qui ne se résume pas pour autant à une opposition schématique entre l’est et l’ouest. En 1991, l'Ukraine obtient son indépendance : après de rudes négociations, la Crimée accède à un statut de république semi-autonome, entériné entre 1992 et 1999 par plusieurs constitutions. De la même manière, la signature de plusieurs accords successifs est venue protéger les intérêts russes dans la région, réglant notamment la question du port militaire de Sebastopol et de la flotte de la Mer Noire. Autant de solutions qui semblent avoir fait leurs temps, balayées ces derniers jours par les incertitudes post-révolutionnaires et par le réveil des ambitions russes dans la région. Vue de Kiev, la péninsule de Crimée semble désormais de l’autre côté de la frontière.
Ihor : “Evidemment que le vote sera pro-russe si l’armée russe vient pointer des kalachnikov sur la tempe des électeurs !“ Crédit: Aurélien Cohen
Ihor, qui est né et a grandi à Kiev, voit dans la position des pro-russes en Crimée le signe d’une pensée passéiste et d’une nostalgie de l’Union soviétique. « Je pense que les gens de Crimée vont faire une erreur stupide en rejoignant la Russie. Ils vivent toujours dans un monde imaginaire et arriéré. Ils sont tellement lobotomisés par la télévision russe qu’ils passent leur vie à prendre des vessies pour des lanternes ». Pour autant, Ihor n’a rien contre le référendum. Il y voit même une manière d’éviter une guerre en Crimée. Mais il craint des fraudes massives lors du vote, avec la bénédiction de Moscou, et le résultat lui semble donc couru d’avance : « Evidemment que le vote sera pro-russe si l’armée russe vient pointer des kalachnikov sur la tempe des électeurs ! » En revanche, devant la crainte d’une épidémie séparatiste dans les régions de l’Est de l’Ukraine, il reste plutôt confiant, voyant la Crimée comme une région singulière par rapport au reste de l’Ukraine : « L’Ukraine continentale n’a jamais été aussi unie qu’aujourd’hui ! Personne n’aime les Russes, et surtout pas les oligarques. Ils ne laisseront jamais Donetsk ou Kharkov tomber dans les mains de Poutine. »
Oleh : “Si les Russes nous déclarent la guerre, nous irons nous battre pour que la Crimée reste ukrainienne “ Crédit: Aurélien Cohen
Pour Inna, le principal problème du référendum de Crimée est celui de sa légalité constitutionnelle. « La constitution ukrainienne ne donne pas le droit aux régions de décider toutes seules d’organiser un référendum. Et je pense qu’une décision concernant l’intégrité territoriale du pays devrait être prise par tous les Ukrainiens. Vous imaginez des Américains d’origine brésilienne demandant unilatéralement leur rattachement au Brésil ? C’est de la folie ! ». Originaire de Donetsk, à l’Est du pays, Inna vient pourtant d’une famille russophone et plutôt pro-russe. « Enfant, j’étais très proche de la culture russe. Nous parlions russe à la maison et quand je suis arrivée à Kiev il y a douze ans, je parlais mieux anglais et français qu’ukrainien. Mais maintenant je parle ukrainien, et même ma mère est devenue patriote et soutient la révolution ». Pour la jeune fille, ces changements sont le signe d’une Ukraine plus unie et prête à se défendre face à la Russie, et ce même dans les régions qui lui sont traditionnellement favorables.
Anatoli : “Je suis un soldat, et un patriote ukrainien, et je ferai mon devoir “ Crédit: Aurélien Cohen
Dans les rangs des combattants de Maïdan, les discours sont encore plus déterminés, belliqueux parfois. Anatoli, vétéran de la guerre soviétique en Afghanistan, trouve aujourd’hui dans cette première expérience combattante l’origine de son patriotisme : « Les Russes nous ont envoyés mourir dans une guerre qui n’était pas la nôtre. Mais cette fois-ci, il s’agit de notre terre, de notre guerre. C’est douloureux de se battre sur sa propre terre, mais je suis un soldat et un patriote ukrainien, et je ferai mon devoir ». Vitali est plus mesuré. Ce jeune homme, qui a vécu plusieurs années en Europe, se voit avant tout comme un défenseur de la révolution. « Nous ne sommes pas des soldats et nous devons défendre le Maïdan avant tout. Nous devons rester ici jusqu’à ce que l’on voit de vrais changements dans notre pays ». En revanche, pour Oleh, originaire d’un village des environs de Kiev, il n’y aucun doute : « Nous sommes prêts à nous battre le temps qu’il faudra. Et si les Russes nous déclarent la guerre, nous irons nous battre pour que la Crimée reste ukrainienne ».
Pour autant, derrière ces discours va-t-en-guerre, un doute commence à poindre chez certains partisans de la révolution. Et si la sécession de Crimée était une chance pour l’Ukraine ? Sofia n’ose pas vraiment le penser trop haut. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de s’interroger sur la pertinence de se battre pour un territoire qui refuse obstinément, depuis presque vingt-cinq ans, tout signe d’appartenance à la nation ukrainienne. « Si je dois penser rationnellement, alors je crois qu’il serait mieux que la Crimée rejoigne la Russie. Ces gens ont toujours voté à une écrasante majorité pour Ianoukovytch et ses sbires : depuis des années ils retiennent tout le pays en arrière. Mais dans le même temps, si cela devait arriver, je serai triste pour les Tatars, et pour tous les gens de Crimée qui se sentent profondément ukrainiens ». Avant même le résultat du référendum, avant que le moindre coup de feu ait été tiré à Simferopol, Kiev semble déjà habité par la nostalgie de sa province perdue.