Ethnologue et militant du mouvement Occupy Wall Street, David Graeber remonte le cours du temps à travers le prisme de la dette, des systèmes monétaires et des échanges commerciaux. Dans un livre étonnant intitulé "Dette : 5000 ans d'histoire", il tord le cou à de nombreuses idées reçues. TV5Monde a rencontré l'auteur présent à Paris pour la sortie de son ouvrage. Entretien.
Vous développez l'idée que les êtres humains se considèrent endettés envers le monde entier dès la naissance, comme s'ils avaient une dette envers l'univers. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce concept ? Ce qui est intéressant, ce n'est pas que tout le monde soit effectivement endetté, mais que chacun ait des obligations envers les autres. Si votre mère ou votre meilleur ami vous offrent un cadeau, vous n'avez rien à donner en retour. Les obligations surviennent entre personnes qui n'ont pas de relations directes, qui sont étrangères les unes aux autres. Selon cette approche, nous pouvons penser que notre relation au cosmos est similaire à celle que l'on peut entretenir avec un voisin, comme une transaction commerciale, un échange. C'est le credo de nombreuses religions : la vie et la mort sont entre les mains des dieux, et l'homme a une dette envers eux. Mais cette affirmation est absurde, puisqu'il faudrait pour cela que la relation soit d'égal à égal. Mais entre vous et le cosmos, ce n'est pas le cas. Vous ne pouvez pas payer votre dette envers le cosmos, mais vous êtes une part du cosmos. La création du marché et de la logique économique procède de quelque chose de similaire, laissant croire aux gens qu'ils sont dans cette transaction commerciale totale, comme avec les dieux et la dette qu'ils sont censés avoir envers eux.
Tout le monde part du principe qu'une dette doit être remboursée. Or d'après vous, si une dette devait obligatoirement être payée, l'économie ne fonctionnerait plus... Je prends l'exemple des billets anglais. Regardez ce billet de 5 livres à l'effigie de la reine d'Angleterre : au-dessus il est écrit "je promets de payer la somme de 5 livres". Ce n'est pas vraiment 5 livres que j'ai là, mais la promesse de payer une dette de 5 livres. La en est que vous pouvez payer des taxes qui sont en réalité des dettes à honorer. Observez l'origine du système monétaire britannique, qui remonte à 1694, et vous découvrirez qu'il remonte à un emprunt de la Couronne britannique d'un million deux-cent mille livres à des banquiers pour combattre les Français. C'est ainsi que la royauté anglaise a accordé aux banques la permission d'émettre des billets. Si la Couronne britannique avait dû rembourser cette dette, il n'y aurait plus de monnaie anglaise ! Tout le système monétaire est fondé sur la circulation des dettes et des déficits des États. On fait une analogie entre les foyers et les États : un foyer doit rembourser ses dettes, donc un État doit le faire aussi. Mais un foyer ne peut pas créer sa monnaie, alors qu'un État, si. J'essaye d'expliquer dans le livre qu'il y a avant tout de la morale dans ces affirmations, mais qu'elles sont absurdes. Les règles de base de l'économie stipulent que les banques doivent prendre des risques, qu'il peut y avoir défaut, mais qu'elles font des profits grâce à ce principe de risque. Ce qui veut dire que s'il n'y avait pas le principe de défaut (de remboursement, ndlr), et de risque de non-remboursement, l'économie ne pourrait pas fonctionner. Dans la réalité, nous devons avoir une dette, parce que si nous n'avons pas de dette, nous n'avons pas d'argent !
Dans votre ouvrage, vous démontrez qu'au cours de l'Histoire, l'endettement a toujours été mal vu, particulièrement par les religions. Mais ce sont les religieux les premiers qui ont utilisé ce principe d'endettement. Quel est ce lien si particulier entre dette et religion ? Il faut regarder dans quel contexte la plupart des religions ont émergé, autour de 600-700 ans avant J.C. C'est l'époque où les pièces de monnaie ont été inventées, en Inde, en Chine et en Grèce, dans un même contexte : la professionnalisation des armées où la monnaie était utilisée pour payer les troupes. Les grandes religions mondiales ont émergé en même temps mais avec une vocation caritative. Ce qui est étrange, c'est que le marché, qui débute lui aussi à cet instant, indique que, pour faire des profits, il ne faut pas se préoccuper des autres. Les religions, elles, disent de ne pas se préoccuper des choses matérielles, mais du spirituel. Ces deux approches antinomiques se complètent, mais il faut bien voir que les religions, d'emblée, sont forcées d'utiliser le langage du marché et de la dette. On retrouve cette analogie entre dette et rédemption dans la religion chrétienne qui utilise le langage de la finance dans sa morale. Au départ, il n'était pas dit "pardonnez-nous nos péchés", mais "pardonnez-nous nos dettes".
Nous arrivons à une partie très intéressante de votre ouvrage : la culpabilité. Elle semble être au centre du principe de dette, pourquoi ? Oui, il y a un pouvoir moral de la dette. Le livre débute avec cette avocate d'une organisation humanitaire, que j'ai rencontrée dans une soirée dans les années 2000. Nous avions parlé des mouvements de justice globale et d'annulation de la dette du tiers-monde. Je lui parlais notamment des pays qui avaient été conquis, colonisés, puis mis en demeure de rembourser une dette aux colons, avec des effets encore présents, comme des nouveaux-nés qui meurent prématurément, etc. Choquée que je puisse militer pour annuler ces dettes, elle m'a dit : "Mais quand vous avez une dette, vous devez la rembourser !". Il y avait une certitude morale chez elle. Peut-on admettre que les résultats d'une action puisse tuer des centaines de milliers d'enfants ? Probablement pas. Reste que le remboursement d'une dette - rembourser de l'argent - semble un préalable à toute autre forme de morale. Et c'est visiblement parce que la culpabilité est au centre de la dette. On part du principe que quelqu'un qui emprunte est une mauvaise personne. Dans toute l'histoire, j'ai retrouvé deux principes immuables. D'un côté, payer ses dettes est moral, c'est le paradigme de la responsabilité, tandis que ne pas les payer est le comble de l'immoralité, c'est être coupable ; d'un autre côté, il est dit que l'argent, c'est le mal ! L'une des choses les plus insidieuses à propos de la dette, c'est que nous en sommes venus à redéfinir nos relations sociales autour des transactions commerciales, au point que nous voyons tout comme une forme d'échange. Alors que ce n'est pas vrai : la plupart de nos actions quotidiennes n'ont rien à voir avec un échange commercial. Mais si vous pensez que tous les rapports entre individus sont équivalents à des relations économiques, alors nous sommes tous coupables ! Le principe de dette est aussi lié à la guerre et à la domination. Les États-Unis sont le pays le plus endetté au monde, avec l'armée la plus puissante. Ils dominent le monde. Cela indique-t-il que nous ne pouvons pas échapper à ce phénomène de la dette ? Le langage de la dette varie en fonction de celui dont l'on parle. Pour les États-Unis, cette dette est plus proche de ce que l'on appelle un tribut. Regardez à qui les États-Unis doivent le plus d'argent : le Japon, la Corée, Taïwan : ce sont des pays qui sont tous sous la protection militaire des États-Unis…
Vous montrez qu'au cours de l'Histoire des dirigeants, comme des rois, ont été forcés d'annuler toutes les dettes. Pour permettre un nouveau départ, le plus souvent pour éviter des troubles sociaux. Sommes-nous aujourd'hui dans une période sociale, économique, qui nécessiterait d'annuler les dettes des États ? Ce serait très utile. Mais je pense que ce qui est essentiel est la façon dont cela surviendrait. Les personnes honnêtes au sein des classes dirigeantes admettent que "oui, une partie des dettes doivent être effacées, parce que la façon dont c'est géré aujourd'hui est intenable". Personne n'imagine par exemple que la Grèce pourra rembourser l'argent qui lui a été prêté. Au final, tout dépend de la manière dont est faite cette annulation de dette : est-ce que ce sera pour continuer à préserver le système tel qu'il est avec ses structures inégalitaires, ou bien pour démocratiser l'idée de l'argent. Des signes indiquent que nous sommes probablement à l'aube d'un changement historique de la nature de l'argent. Il sera alors peut-être possible de renégocier les engagements que nous contractons les uns avec les autres. Dans tous les cas, ces changements sont trop importants pour être laissés entre les mains d'un pour cent de la population mondiale.
David Graeber
Ethnologue, activiste social et politique, David Graeber est actuellement professeur à la London School of Economics après avoir été professeur adjoint d'anthropologie à l'Université Yale et jusqu'à l'été 2013, maître de conférences reader au sein du département d'anthropologie de l'Université de Londres. Publications : > En anglais Toward an Anthropological Theory of Value: The False Coin of Our Own Dreams, 2001 Fragments of an Anarchist Anthropology, 2004 Lost People: Magic and the Legacy of Slavery in Madagascar, 2007 Possibilities: Essays on Hierarchy, Rebellion, and Desire, 2007 Direct Action: An Ethnography, 2009 Debt: The First 5000 Years, 2011 Revolutions in Reverse: Essays on Politics, 2011 The Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement, 2013 > En français Pour une anthropologie anarchiste, Lux Éditeur, 2006 Dette : 5000 ans d'histoire, Les liens qui libèrent, 2013