"La famine comme arme de guerre" : l'agonie des Gazaouis en attente d'un cessez-le-feu

Une centaine de personnes ont été tuées le 29 février à Gaza, après des tirs de soldats israéliens pendant une distribution d'aide alimentaire. Ce drame illustre une fois de plus la catastrophe humanitaire dans l'enclave palestinienne, guettée par la famine, après près de cinq mois de guerre. Médecins du Monde et Oxfam nous ont décrit l'évolution de la situation, en attendant un cessez-le-feu. 

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Des enfants palestiniens reçoivent de la nourriture à Rafah, vendredi 23 février. La famine est jugée « imminente » par l’ONU.

Des enfants palestiniens reçoivent de la nourriture à Rafah, vendredi 23 février. La famine est jugée « imminente » par l’ONU. AP/ Fatima Shbair.

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Plus de 110 personnes ont été tuées à Gaza lors d’une distribution d’aide jeudi 29 février, selon les autorités de l’enclave palestinienne. L’armée israélienne a reconnu avoir tiré, mais explique le bilan par une « bousculade » et des piétinements, à cause de personnes s’approchant trop des camions d’aide et des soldats. De son côté, le directeur de l’hôpital Al-Awda a expliqué à plusieurs médias avoir reçu 176 blessés, dont 80% portaient des blessures par balle sur tout le corps.

Plusieurs pays, dont la France, ont appelé à une enquête indépendante. « On n’a pas beaucoup d’informations sur l’origine des morts », explique le docteur Jean-François Corty, vice-président de Médecins du monde et chercheur associé à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) à Paris. « Mais on sait que distribuer de l’aide dans ce type de contexte, c’est un métier qui ne s’improvise pas. On ne peut pas le tenter dans des conditions très amateurs. Il faut des équipes formées, des stocks sécurisés, des files organisées, pour justement limiter les risques de mortalité. »

Le médecin ajoute : « C’est pour ça que les humanitaires demandent depuis plusieurs mois un cessez-le-feu sur du long terme, pour répondre à l’agonie de deux millions de personnes en faisant entrer des équipes expérimentées. »

En effet, la distribution d’aide meurtrière a été organisée par l’armée israélienne sans concertation avec l’ONU ou les autorités locales. Il s'agissait d'une expérimentation d'acheminement de l'aide humanitaire depuis Israël, dans le cadre d'un projet-pilote approuvé par le cabinet de guerre israélien lundi 26 février.

Ruth James, coordinatrice humanitaire de la région MENA pour Oxfam, explique que le mécanisme de coordination de l’ONU doit normalement être employé pour chaque distribution : « C’est ce que nous utilisons en cas d’urgence pour assurer la livraison sûre, équitable et basée sur les besoins de l’aide humanitaire ».

C’est surtout l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargée de venir en aide aux réfugiés palestiniens, qui s’occupe habituellement de cette aide humanitaire. Depuis un mois, elle est plongée dans une « crise existentielle », selon son directeur, après la suspension des financements venant de plusieurs pays. Fin janvier, Israël a accusé 12 de ses employés d’avoir participé à l’attaque du 7 octobre, sans fournir de preuves pour l’instant à l'agence.  

L’armée israélienne utilise la famine comme une arme de guerre, ce qui est totalement en rupture avec le droit humanitaire international.
Jean-François Corty, vice-président de Médecins du Monde

« On est déjà dans l’insoutenable depuis fin novembre »

Cette distribution d'aide meurtrière illustre la situation humanitaire désespéré dans la bande de Gaza. Depuis le 7 octobre, date de l'attaque en Israël du mouvement islamiste palestinien Hamas, qui a fait 1 200 morts selon les autorités israéliennes, les représailles de l'État hébreu ont tué plus de 30 000 Palestiniens, selon le bilan du ministère de la Santé de l’enclave palestinienne, relayé par l’ONU. Jean-François Corty et Ruth James expliquent que ce bilan est sans doute sous-estimé, puisqu’il ne prend pas en compte les personnes mortes faute de soins, ou toujours ensevelies sous les décombres.

« On a aussi 70 000 blessés dont la plupart n’arrive pas à être soigné correctement, complète Jean-François Corty. Beaucoup de nos collègues sont morts. Notre bureau a été délibérément détruit dans la ville de Gaza. Nos équipes qui assurent les consultations médicales font avec le minimum de traitements et n’arrivent pas à couvrir tous les besoins. »

Le médecin manque de mots pour décrire l’aggravation de la situation. « J'essaie chaque fois de témoigner d'une gravité qui s'accentue, mais on est déjà dans l'insoutenable depuis la fin du mois de novembre, début décembre. »

300 à 400 000 personnes en « quasi-situation de famine »

L’un des signaux d’alarme les plus graves concerne la faim. Le 27 février, l’ONU a jugé qu’une famine « imminente » à Gaza était « presque inévitable », en l’absence d’augmentation de l’aide humanitaire. L’organisation souligne que l’eau « vient à manquer » aussi.

Jean-François Corty fait la distinction entre la partie nord et centre de l’enclave palestinienne, là où les bombardements ont commencé et où une « quasi-situation de famine touche environ 300 à 400 000 personnes, dans l’incapacité de répondre à leurs besoins vitaux », et la partie sud où la situation est moins dramatique puisqu’on peut encore y trouver « quelques victuailles ». Tout de même, « un million et demi de personnes, déplacées, y cherchent à manger ou à boire à longueur de journée, avec une tension nutritionnelle très forte ».

Dans le sud, les Palestiniens sont aussi confrontés à l’inflation. Le prix des denrées de base, qui sont progressivement plus compliquées à trouver, explosent. Ruth James rapporte qu’un membre de l’équipe d’Oxfam, composé de 32 membres sur place, a par exemple payé 30 dollars une boîte d’œufs, alors qu’elle coûtait moins d’un dollar avant la guerre.

Jean-François Corty tient à souligner qu’il s’agit d’une famine « orchestrée, organisée par la main des hommes » et donc évitable. « L’armée israélienne utilise la famine comme une arme de guerre, ce qui est totalement en rupture avec le droit humanitaire international », assure-t-il.

Dès le mois de décembre, l'ONG Human Rights Watch avait documenté le fait que des civils aient « été délibérément privés d'accès à la nourriture et à l'eau », pour prouver l'utilisation de la famine par le gouvernement israélien comme « méthode de guerre ».

Le fait que la famine soit dite imminente et non avérée « ne signifie pas que personne ne meurt de faim », précise de son côté Ruth James. « Il y a un certain nombre de critères à confirmer pour que la famine soit déclarée, selon l’indice de classification IPC. » Cette échelle internationale qui mesure l'insécurité alimentaire est partagée en cinq stades, dont le plus grave est la famine. Elle est atteinte après un certain niveau de malnutrition infantile, de manque extrême de nourriture et de décès. 

Ruth James craint que même si ces critères sont confirmés dans les prochaines semaines, la famine soit difficile à établir en raison des obstacles pour obtenir des données venant de Gaza, aujourd’hui inaccessible pour bon nombre d’organisations humanitaires.

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L'ONU redoutait déjà en décembre une "crise de la faim", expliquée dans cette vidéo.

D'après un bilan donné samedi 1er mars par l'OMS, une dizaine d’enfants sont déjà morts de faim, même si elle estime que les chiffres réels « seraient malheureusement plus élevés ». « La détérioration de la sécurité alimentaire et de l’accès à la nourriture à Gaza est la plus rapide jamais enregistrée, poursuit Ruth James. Cela prend généralement beaucoup plus de temps pour que la population soit autant touchée. Ça a augmenté aussi vite en raison de la fermeture immédiate des passages depuis le 7 octobre. »

Il faut que l’aide puisse entrer autant que nécessaire et que les échanges commerciaux aussi soient autorisés.
Ruth James, coordinatrice humanitaire de la région MENA pour Oxfam

Blocages de l’entrée des camions d’aide

En effet, depuis le 7 octobre, seulement quelques dizaines de camions d’aide et de marchandises entrent chaque jour à Gaza, principalement par le point de passage de Rafah, dans le sud, à la frontière avec l'Égypte. Ils étaient environ 500 avant la guerre, dans cette enclave palestinienne qui subit un blocus israélien depuis 2007. La moyenne en février, selon l’ONU, était de 100 par jour environ, en baisse par rapport au mois précédent. Et ce, en dépit de la demande de la Cour Internationale de Justice de La Haye qui a exigé fin janvier qu’Israël laisse entrer davantage d’aide à Gaza, en plus de prévenir la commission d'un génocide.

(Re)lire : Bande de Gaza : "Aujourd'hui, le risque de génocide n’est plus une opinion"

« Manifestement, cet avis n’est pas pris au sérieux par Israël et ses alliés, commente Jean-François Corty. Il faudrait dix à vingt fois plus d’aide. Elle est déjà sous-proportionnée pour le sud, et elle ne monte pratiquement pas dans le nord et le centre. »

Il rappelle que le problème vient du blocage, des restrictions d’entrée et non des quantités d’aide disponible. Stéphane Séjourné, le ministre des Affaires étrangères français, a aussi déclaré dans une interview samedi 2 mars : « Les responsabilités sur le blocage de l'aide sont clairement israéliennes », évoquant des « situations indéfendables et injustifiables dont les Israéliens sont comptables ». Des militants extrêmistes israéliens ont également procédé à des blocages à la frontière ces dernières semaines, affirmant que l’aide était détournée par le Hamas.

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Il serait tout à fait possible d’amener l’aide à Gaza par la route
Ruth James, coordinatrice humanitaire de la région MENA pour Oxfam

« L’aide humanitaire est présente, massivement pré-positionnée côté égyptien. On est à quelques kilomètres, il faut que les bombardements s’arrêtent et qu’elle puisse rentrer dans de bonnes conditions », ajoute Jean-François Corty. Ruth James explique qu’Oxfam a par exemple trois camions de nourriture en attente au Caire, ainsi que du matériel, bloqué en Égypte depuis le 7 décembre, pour la réhabilitation des infrastructures d’eau.

La coordinatrice précise : « Le nombre de camions qui sont entrés et sortis a été fluctuant depuis le 7 octobre. Cependant, nous pensons que se concentrer sur ce chiffre est une distraction. Il faut que l’aide puisse entrer autant que nécessaire et que les échanges commerciaux aussi soient autorisés, afin que les gens puissent gagner leur vie et que le marché puisse se régénérer ».

L’option aérienne, plus coûteuse et moins précise

Pour l’instant, les restrictions par voie terrestre ne sont pas levées. Samedi 2 mars, les États-Unis ont procédé à la place aux premiers largages d’aide humanitaire, lâchée par avion sur Gaza. La Jordanie a déjà mené plusieurs opérations de ce type, avec le soutien de pays européens, comme la France. Certains de ces largages ont même eu lieu au-dessus de la mer, obligeant les Palestiniens à aller chercher les palettes à la nage.

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Les organisations humanitaires ne sont pas convaincues par cette méthode. Jean-François Corty dénonce le « cynisme » des États-Unis. Le pays procède ainsi à des largages aériens après avoir mis son veto à différentes résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU demandant un cessez-le-feu « qui aurait permis de faire rentrer l’aide par la route, ce qui est plus efficace et plus rapide ».

« C’est une manière de se servir de l’aide humanitaire comme caution morale à un manque de volonté politique d’imposer un cessez-le-feu à un partenaire qui est dans une fuite en avant particulièrement inquiétante », accuse-t-il.

On observe un deux poids deux mesures dans leurs seuils de tolérabilité [par les Occidentaux] des souffrances imposées à des civils, si l'on compare ce qui se passe en Ukraine et à Gaza
Jean-François Corty, vice-président de Médecins du Monde

Le largage aérien est en effet un processus plus coûteux et moins précis que l’acheminement de l’aide humanitaire par voie terrestre. Il ne permet pas de cibler les personnes qui en ont le plus besoin. « Ça réduit la possibilité d’avoir une aide plus massive ou d’organiser les distributions. Cela va occasionner des mouvements de population, des rivalités. On voit sur différents terrains, et pas qu’à Gaza, que lorsque les gens sont en manque de tout, de la violence s’installe pour accéder à des éléments de survie », décrit le chercheur.

(Re)voir : Gaza : les Américains vont participer aux largages d'aide humanitaire

Ruth James ajoute que le largage par les airs est censé être une « solution de dernier recours ». « Normalement, nous l’utilisons dans la réponse humanitaire quand il est physiquement impossible d’accéder à un endroit, par exemple après un tremblement de terre dans les montagnes, explique la coordinatrice. Alors que là, il serait tout à fait possible d’amener l’aide à Gaza par la route. » 

Objectif d’un cessez-le-feu

Quelles solutions aux blocages ? Pour les deux représentants d’ONG, la réponse est clairement diplomatique. « Les civils n’ont pas besoin d’aumône humanitaire, ils ont besoin de décisions politiques pour survivre, affirme Jean-François Corty. On est dans une configuration potentielle de génocide qui devrait affoler les chancelleries occidentales. On observe un deux poids deux mesures dans leurs seuils de tolérabilité des souffrances imposées à des civils, si l'on compare ce qui se passe en Ukraine et à Gaza. Les pays occidentaux doivent mettre la pression sur les parties prenantes au conflit pour les obliger à se mettre à la table de négociations et à stopper le carnage. Et arrêter d’envoyer des armes dans la région. »

Une trêve est actuellement en négociation entre le Hamas et Israël, avec la médiation de l’Égypte, du Qatar et des États-Unis. Elle pourrait aboutir pendant le mois du ramadan à une pause des combats pendant plusieurs semaines et la libération d’otages et de prisonniers.

Les ONG demandent un cessez-le-feu et non des pauses. Et même après qu’il soit atteint, il leur reste des craintes. Ruth James souligne par exemple le problème de l’éducation, dans un territoire où la moitié de la population est composée d’enfants ou d’adolescents et que ceux-ci n’ont pas pu aller à l’école depuis le début des combats. « Une fois le cessez-le-feu en place, il y aura un processus de récupération très, très long que les Palestiniens devront traverser. Nous devrons être là pour les soutenir. »