«Il défendait avec talent l’excellence de Total». La première réaction de François Hollande à la disparition de Christophe de Margerie résume ce que ce patron incarnait dans une France toujours à la peine avec l’économie mondialisée. Le géant énergétique français, première entreprise française en terme de chiffre d’affaires (14 milliards de dollars en 2013, soit une baisse de 10% des résultats par rapport à l’année précédente), 5ème en Europe et 11ème dans le Monde (même si sa capitalisation boursière la place au 34ème rang) symbolise à la fois la puissance hexagonale, notamment en Afrique, et les relations compliquées que l’Etat entretien avec ses grandes entreprises privées. Une puissance décuplée au début des années 2000 avec le rachat de ELF, dont les réseaux politiques et financiers furent au cœur de la République pendant des décennies. «L’Etat n’a pas vocation à avoir un rôle prépondérant en matière d’intelligence économique» avait ainsi déclaré en 2011 le patron disparu, dans un entretien au Figaro, sur fond de débat autour du rôle de son entreprise sur le continent noir, où un tiers de sa production de pétrole est localisée. Avant d’ajouter: «Pendant vingt ans, j’ai fait partie des différentes cellules de réflexion mises en place en France pour tenter de créer une «war room», comme aux Etats-Unis. Mais en France, les querelles de chapelles concernant la tutelle ministérielle l’ont toujours emporté.». Christophe de Margerie s’était aussi souvent retrouvé en butte aux critiques des organisations non gouvernementales, notamment sur le dossier du travail forcé en Birmanie, utilisé par l’ex junte militaire au pouvoir sur le chantier du gazoduc de Yadana reliant ce pays à la Thaïlande voisine. Total a investi, pour contrer ces accusations, dans de nombreux équipements sociaux dans ce pays. «Il avait entre les mains des enjeux géopolitiques décisifs. Il était un vrai patriote» a commenté ce matin sur BFM TV l’ancienne présidente du MEDEF Laurence Parisot, candidate battue la semaine dernière à la présidence d’EDF. Très habile face aux médias, jouant de sa personnalité décalée et de son itinéraire professionnel entièrement dédié à Total où il passa quarante ans, Christophe de Margerie, né en 1951, jouait en plus pour l’actuel gouvernement, et pour le président François Hollande, un rôle crucial d’intermédiaire et de conseiller avisé.
Intermédiaire diplomatique parfois car l’homme, diplômé de l’Ecole supérieure de commerce de Paris et non d’une grande école d’ingénieurs comme la plupart de ses pairs, connaissait tout du secteur production-exploration qu’il dirigea longtemps, ayant personnellement négocié quantité de contrats avec les Chefs d’Etat ou de gouvernement des pays où Total opère des gisements. Intermédiaire social et patronal aussi, du fait de sa position conciliante sur la lourde fiscalité imposée aux hauts revenus: Christophe de Margerie ne s’était pas opposé au fait que les patrons les mieux rémunérés doivent payer plus d’impôts. Il défendait en revanche avec hargne les pratiques d’optimisation fiscale de son groupe, les justifiant au nom de la compétitivité. Le décès brutal de Christophe de Margerie intervient enfin alors que la transition énergétique française, bien que désormais ancrée dans la loi votée le 14 octobre à l’Assemblée nationale, reste ambiguë. Partisan de l’énergie solaire après son rachat en 2011 du groupe américain Sunpower, Total avait sous sa direction investit dans la production de panneaux photovoltaïques haut de gamme, prenant une longueur d’avance récompensée en 2013 par une nette hausse du cours boursier de l’entreprise, après une forte dépression initiale. Le patron du géant français ne croyait guère en revanche à l’éolien, dont il disait, avec un humour cinglant, que «c’est du vent». Simultanément, deux groupes hexagonaux énergétiques connaissent un changement de dirigeant: un nouveau PDG, Jean-Bernard Levy (venu du fabriquant d’armes Thales) vient d’être nommé à EDF en remplacement de Henri Proglio, et le président du géant nucléaire Areva, Luc Oursel, vient d’annoncer son départ pour raisons de santé.
Article originellement publié par notre partenaire Le Temps Réactions de Corinne Lepage
Propos recueillis par Pascal Hérard (TV5MONDE)
Corinne Lepage, ancienne ministre de l'écologie et avocate contre Total dans l'affaire de l'Erika, répond à nos questions au sujet de Christophe de Margerie. Vous avez été confrontée à Christophe de Margerie, en tant qu'avocate, et comme femme politique. Quel souvenir gardez-vous de lui ? Corinne Lepage : Je dois en premier lieu préciser une chose : je fais la différence entre l'homme et la fonction. Monsieur de Margerie en tant que tel n'a jamais été mon adversaire. En tant qu'individu, je considérais que c'était un très grand capitaine d'industrie. J'avais eu l'occasion de croiser Monsieur Desmarest, et je trouve que Christophe de Margerie avait beaucoup plus d'ampleur. Ceci étant, j'ai bataillé contre lui, comme avocate dans l'affaire Total, parce que j'ai considéré que Total s'était très mal comporté dans ce dossier, notamment en contractant avec des margoulins, et j'estimais que ce n'était pas du niveau d'une société de ce genre. Mais ces affaires dataient d'avant que Christophe de Margerie ne devienne PDG. Par contre, c'est lui qui était là lors de la Cour d'appel, et je l'ai interrogé alors. Je garde le souvenir d'un homme intelligent, assez rusé, qui défendait sa boite, ce qui est tout à fait normal. En tant que politique, je prône la sortie du pétrole, et j'ai du batailler avec lui sur le sujet des gaz de schiste qu'il défendait. Justement, l'entreprise Total a-t-elle pris, d'après vous, un virage particulier avec Christophe de Margerie, particulièrement sur les sujets environnementaux ? C.L : Total est un grand investisseur, pas en France, mais à l'étranger, dans les énergies renouvelables. Donc, pour Christophe de Margerie, si on lui impute ce qui est négatif, il faut qu'on lui impute aussi ce qui est positif. Incontestablement, Total s'est tourné vers des investissements nouveaux, notamment le solaire, particulièrement aux Etats-Unis. On peut penser que Christophe de Margerie en est responsable. C'est quelqu'un qui avait une vision, c'est certain.