Fil d'Ariane
« Il s’agit d’une mesure de grande ampleur pour la Suisse », déclare le président de la Confédération helvétique Ignazio Cassis, le 28 février lors d’un point presse. Ce jour-là, le Conseil fédéral suisse annonce reprendre « l’intégralité » des sanctions économiques de l’Union européenne contre la Russie. Historiquement, la Suisse est réputée pour avoir gardé une position neutre, en ne prenant pas parti dans les conflits internationaux. Le pays tourne-t-il le dos sur cette neutralité ?
Dans le regard des autres, la neutralité a été atteinte le 28 février.Roland Rossier, journaliste à la RTS
Roland Rossier, journaliste pour le média suisse de la RTS affirme que « la neutralité suisse a été écornée. » Dans l’émission hebdomadaire d’Objectif Monde, diffusée sur TV5MONDE samedi 4 juin à 9h28 (TU), il explique cela notamment par la manière dont cette annonce a été perçue à l’étranger. « Dans le regard des autres, la neutralité a été atteinte le 28 février », analyse-t-il.
De son côté, l’ancienne présidente de la confédération helvétique Micheline Calmy-Rey est plus pragmatique. « Si la Suisse n’avait pas repris en partie les sanctions de l’Union européenne et ne les avait pas transposées dans son droit intérieur, à ce moment-là elle aurait permis le contournement ou l’affaiblissement de sanctions prises par d’autres », analyse-t-elle. Pour elle, l’absence de sanctions suisses aurait été un synonyme de parti-pris pour la Russie.
Pour comprendre pourquoi Micheline Calmy-Rey arrive à cette conclusion, il faut remonter le temps. La neutralité suisse voit le jour il y a plusieurs siècles. Après la bataille de Marignan en 1515, les cantons suisses signent le traité de Fribourg. Ils s’engagent à se mettre au service du roi français François Ier, mais surtout à ne plus attaquer la France. Hormis entre 1798 et 1815, où la France contraint la Suisse à devenir son allié pour les guerres napoléoniennes, la neutralité du pays a toujours été appliquée. Après 1815, la Suisse n’a participé à aucun conflit international.
Elle est même inscrite dans la Constitution du pays, entrée en vigueur en 1848. L’article 173 indique que l’Assemblée fédérale doit prendre « les mesures nécessaires pour préserver la sécurité extérieure, l’indépendance et la neutralité suisse. » Plus loin le premier alinéa de l’article 185 précise que le Conseil fédéral « prend des mesures pour préserver la sécurité extérieure, l’indépendance et la neutralité suisse. » En résumé, les autorités suisses doivent garantir que le pays reste neutre dans les conflits afin de garantir la sécurité intérieure.
Le coeur de la neutralité, c’est le renoncement à la force militaire pour essayer de trouver des solutions.Micheline Calmy-Rey, ancienne présidente de la confédération helvétique
Au cours du 20e siècle, la neutralité suisse est mise à l'épreuve à deux reprises. En 1951, la Suisse signe un accord avec les États-Unis, longtemps tenu secret, dans lequel elle s’engage à participer à l’embargo contre les pays communistes. Puis, en 1990, elle s’aligne avec les sanctions économiques contre l’Irak. « Lorsque l’Irak a attaqué le Koweït, la Suisse a décidé d’appliquer des sanctions économiques, qui n’ont rien à voir avec la neutralité », analyse Micheline Calmy-Rey. Pour elle, il s’agit d’une « neutralité active », que la Suisse mène depuis les années 1990. « Le coeur de la neutralité, c’est le renoncement à la force militaire pour essayer de trouver des solutions », résume-t-elle.
De son côté, Sacha Zala, directeur des Documents diplomatiques suisses, voit ce mode de fonctionnement comme un « discours absolument flexible. » Dans un reportage de la RTS intitulé Les cinq jours qui ont changé la neutralité suisse, il compare cette neutralité avec une « une boîte qui a une forme très précise, que l’on peut remplir comme on veut. » Autrement dit, si la neutralité est toujours affirmée, elle ne se traduit pas toujours de la même manière.
Le droit de neutralité est l’illustration parfaite de cette idée. Le 1er juin 2022, le pays a refusé que le Danemark livre les chars de grenadier de type Piranha III, fabriqués en Suisse, à l’Ukraine. La raison ? Cela constitue une violation de la loi fédérale sur le matériel de guerre, dans laquelle il est inscrit que l’envoi d’armes vers des pays en guerre est interdit. Le 24 avril, le même scénario s’était produit avec l’Allemagne, qui voulait envoyer des munitions helvétiques à l’Ukraine. La Suisse « interdit les exportations d’armes, elle interdit le survol des avions militaires au dessus de l’espace aérien suisse », énumère Micheline Calmy-Rey. « On ne peut pas envoyer des armes aux parties en conflit, ni à l’Ukraine, ni à la Fédération de Russie. »
"C'est totalement exclu, la Suisse ne fournira pas d'armes à l'Ukraine." Karin Keller-Sutter, conseillère fédérale à la Justice et à la Police @InterTV5 @TV5MONDE / 16 avril 12h (heure de Paris) @EJPD_DFJP_DFGP @antoinegenton @Serge_Enderlin @lemondefr #Ukraine pic.twitter.com/y6ZE80sIHo
— Internationales (@InterTV5) April 15, 2022
Alors comment expliquer que la Suisse envoie des armes en Arabie Saoudite ? « Parce qu’on considère qu’elle n’est pas impliquée dans une guerre entre États, explique Micheline Calmy-Rey. Ce n’est pas une guerre, c’est un conflit intérieur. » Pourtant, l’Arabie Saoudite est à la tête d’une coalition contre les rebelles houthis au Yémen. En février 2022, une enquête menée par plusieurs médias, dont la RTS, montre que les Saoudiens utilisent des fusils fabriqués en Suisse pour mener cette guerre. Ces fusils ont été acquis en 2009, soit avant le début du conflit. Ce n’est que depuis 2012 que la Suisse contrôle l’utilisation des armes qu’elle vend. En ce sens, la Suisse se veut toujours fidèle à ce son principe de neutralité.