Fil d'Ariane
Suspensions, intimidations et « climat toxique » : le conflit entre Israël et le Hamas a bouleversé le milieu universitaire. Récit de Sophie Langlois pour Radio-Canada.
Image de la faculté des arts de l'université de McGill.
La guerre entre Israël et le Hamas continue d’avoir des répercussions inquiétantes dans les universités canadiennes. Des étudiants et des enseignants se plaignent d’être harcelés parce qu’ils sont juifs. D’autres sont menacés d’être suspendus ou de perdre leur emploi s’ils dénoncent les attaques d’Israël contre Gaza.
Dans plusieurs universités, au Québec et en Ontario, une dizaine d’étudiants nous ont dit avoir été avertis, par des professeurs et des directeurs de programme, qu’ils pourraient subir des conséquences s’ils dénonçaient publiquement la crise humanitaire à Gaza. Ils ont accepté de nous parler sous le couvert de l’anonymat.
"Je trouve ça vraiment inadmissible que je ne puisse pas dénoncer le fait que j'ai des collègues à Gaza qui sont tués, que les hôpitaux sont pris pour cible", nous dit une étudiante en médecine à l’Université McGill.
Elle ajoute ne rien publier sur ses réseaux sociaux au sujet du conflit, car deux médecins enseignants l’ont avertie de ne pas le faire.
"Je crains pour mes évaluations, je crains pour mon futur, lorsque je vais faire ma recherche d'emploi. En fait, on m’a avisé de ne pas le faire, on m'a dit qu'il fallait faire attention, que ça ne valait pas la peine vu le climat et vu les conséquences que j'allais certainement subir. Je pourrais ne pas être reçue en résidence", dit-elle, malgré le fait qu'elle ait un dossier exemplaire.
Et ces menaces ne sont pas hypothétiques. Nous avons appris qu’en Ontario, au moins trois étudiants en médecine, dans deux universités, sont suspendus pour avoir condamné, sur leurs réseaux sociaux, le bombardement d’hôpitaux à Gaza et la mort de plus de 200 soignants palestiniens.
Ce qui ajoute du poids à ces menaces de représailles, c’est que des médecins réputés, bien établis, ont été suspendus. Le Dr Ben Thomson, néphrologue depuis 15 ans, a été suspendu en octobre par l’Hôpital Mackenzie, près de Toronto, pour avoir dit, sur X, qu’Israël commettait des crimes de guerre à Gaza. Le médecin, qui a fait plusieurs missions humanitaires en Palestine, a aussi dénoncé le "génocide en cours à Gaza". Deux collègues juifs ont porté plainte contre lui, l’accusant d’antisémitisme.
Le Dr Yipeng Ge, résident en santé publique, a été suspendu en novembre par l’Université d’Ottawa pour des raisons semblables. Les deux médecins ont été rétablis dans leur poste depuis, mais ces sanctions ont eu l’effet d’une chape de plomb dans le milieu médical.
Le Dr Samir Shaheen-Hussain, professeur à l’École de la santé des populations et de santé mondiale de l’Université McGill, dénonce la censure et l’autocensure qu’il observe. "On vit dans un climat toxique où ceux qui tiennent des propos visant à humaniser le peuple palestinien subissent des représailles", souligne-t-il.
Le pédiatre urgentiste craint pour des étudiants en médecine qui ont dénoncé ce qu’ils considèrent être des violations du droit humanitaire à Gaza. Une douzaine d’étudiants lui ont dit craindre des représailles pour avoir dénoncé les attaques d’Israël en territoire palestinien. Quelques étudiants ont dit au professeur qu’ils risquaient de ne pas obtenir leur premier choix de résidence.
Dr Samir Shaheen-Hussain
Ces craintes ont été amplifiées dans les facultés de médecine depuis la publication d’une enquête de CBC intitulée Chilling effect : People expressing pro-Palestinian views censured, suspended from work and school (Nouvelle fenêtre).
Notre collègue Brishti Basu a obtenu des captures d’écran d’un groupe privé sur Facebook qui se nomme Canadian Jewish Physicians. Des médecins juifs parlent de faire circuler les noms de 271 étudiants qui ont signé une pétition réclamant un cessez-le-feu à Gaza et la fin des attaques contre les hôpitaux et les soignants.
L’un de ces médecins écrit : "Un document contenant ces noms pourrait être partagé avec les directeurs de programme en cette période d’évaluation des dossiers CaRMS."
Dans l’échange, plusieurs médecins réclament la liste dans le but apparent d’influer sur le processus de sélection en vue de l’obtention d’une résidence.
"Si c'est vrai, dit le Dr Shaheen-Hussain, que ces regroupements peuvent avoir un impact sur la carrière professionnelle de ces étudiants, c'est grave. C'est très grave."
Une étudiante en médecine qui craint pour sa résidence nous dit : "C'est très, très inquiétant que ce genre de conversation ait eu lieu. D'autant plus inquiétant que la réponse de la part de l'Association des facultés de médecine du Canada [AFMC] n'était pas rassurante."
L’AFMC a réagi en publiant une déclaration dans laquelle elle décrit les mesures qui existent pour assurer l’intégrité du processus de sélection.
Le Dr Shaheen-Hussain est sévère envers les associations médicales canadiennes et les facultés de médecine, qui ne s’expriment pas au sujet "des violations du droit humanitaire à Gaza."
"C'est choquant, déplore-t-il. Ce n'est pas une question de prendre position sur le conflit, c’est pas juste un enjeu intellectuel, c'est une question de vie ou de mort, de dignité ou non, de santé ou non, de sécurité. C'est absolument nécessaire qu'on puisse en parler. On est en train d’être les témoins d’une crise de santé publique sans précédent en Palestine, qui risque de causer des dizaines de milliers de décès. Que les écoles de santé publique au Canada et aux États-Unis ne prennent pas position pour dire que ça devrait arrêter, c’est absurde. Ce sont des silences meurtriers."
Les étudiants en médecine, les résidents et les médecins à qui nous avons parlé jugent que de promouvoir l’accès aux soins de santé pour tous, y compris pour les Palestiniens, est une obligation qui découle de leur serment d’Hippocrate.
"C’est un devoir, dit une étudiante en médecine. Comment pouvons-nous soigner des blessés s’ils sont bombardés dans les endroits précis où on est censés les sauver? Si nous ne sommes pas prêts à préserver ces sanctuaires dans une partie du monde, qu’est-ce qui nous dit que nous sommes en sécurité ailleurs sur la planète?"
La tension sur les campus est vécue différemment par des étudiants et des professeurs juifs, qui se sentent visés, parfois agressés, par des remarques haineuses. La multiplication d’attaques antisémites, contre des écoles juives notamment, amplifie le sentiment d’insécurité.
Une enseignante a accepté de témoigner de façon anonyme, car elle craint de perdre son emploi si elle critique publiquement son employeur, l’Université Concordia. "C’est difficile d’apprendre que des collègues appuient le Hamas", dit-elle.
Elle a appris avec effroi que certains de ses étudiants ont célébré les massacres du 7 octobre par le Hamas. Elle a eu du mal à retourner en classe et le malaise persiste. "J’ai peur des représailles, j’ai peur d’être victime de doxxing [divulgation de données personnelles]. Je crains pour ma sécurité, j’ai peur pour les étudiants qui ont peur. J’ai peur d’être boycottée. Pourquoi ne suis-je pas capable de marcher de l’entrée principale jusqu’à mon bureau sans entendre un appel à ma mort?"
D’autres Juifs à qui nous avons parlé ont refusé d’être cités, même sous le couvert de l’anonymat. Ils craignent de jeter de l’huile sur le feu, surtout qu’ils se sentent déjà victimes d’intimidation.
La professeure est tellement inquiète qu’elle publie désormais ses articles universitaires de façon anonyme. Elle croit que son identité juive la met en danger. "Ce n’est pas une simple critique de l’État d’Israël, c’est maintenant un assaut contre les Juifs, affirme-t-elle. On ne fait plus la distinction entre les deux. Il est très difficile de réaliser que des collègues adoptent aussi cette position."
Le plus pénible, pour elle, c’est de ne plus savoir à qui elle peut faire confiance à l’université. Des collègues qui étaient des alliés sont maintenant anti-Israël et ne lui parlent plus, même si elle est opposée à l’offensive menée par le gouvernement d’Israël à Gaza.
"Je veux que ce soit clair : je ne suis pas en faveur de cette guerre, dit l'enseignante. J’ai beaucoup de compassion envers les événements à Gaza, mais moi et les Juifs ici, on n’est pas responsables. Mais on nous tient pour responsables, on nous culpabilise de toutes sortes de façons, par des boycottages, par du harcèlement, la pression est constante."
Cette professeure n’est pas seule. Des recours collectifs seront déposés contre six universités, dont Concordia. Des groupes d’étudiants et d’enseignants juifs accusent leurs institutions de ne pas les protéger contre le harcèlement antisémite qu’ils disent subir.
Les tensions sont aussi présentes dans les universités francophones.
Dyala Hamzah, professeure d’histoire du monde arabe contemporain à l’Université de Montréal, affirme que son université a annulé une exposition sur l’histoire de la Palestine, qui devait ouvrir en janvier.
L’université a reporté l’événement, car elle serait incapable d’en assurer la sécurité à ce moment-ci. La professeure Hamzah, qui est d’origine palestinienne, croit que les universités craignent d’être accusées d’antisémitisme. "On craint d'être attaqués par le lobby pour antisémitisme. On ne veut pas d'histoire. On craint de fâcher les donateurs ou les donateurs potentiels."
Cette peur de fâcher des donateurs pourrait expliquer le silence qui serait imposé dans des facultés de médecine, selon l’étudiante de l’Université McGill qui a réclamé l’anonymat. "Il y a eu des vice-doyens qui ont dit à des étudiants, à des apprenants, qu'il fallait cesser des activités parce qu'ils ont reçu des menaces de la part de donateurs", soutient-elle.
L'Université McGill, l'Université Concordia et l'Université de Montréal n’ont pas voulu réagir à ces témoignages.