Fil d'Ariane
Ce jeudi ouvre le procès d’un ancien gardien d’Auschwitz, septante et un ans après la libération du camp. Trois autres affaires distinctes seront jugées dans les mois à venir. Pourquoi la justice allemande se réveille-t-elle si tardivement?
Trois autres procès distincts se tiendront dans les prochains mois contre deux hommes et une femme, tous âgés de plus de 90 ans et accusés d’avoir coopéré avec les nazis dans l’Holocauste. Aucun de ces quatre inculpés n’avait été inquiété après la guerre. Mais depuis le procès de John Demjanjuk – gardien ukrainien du camp de Sobibor condamné en 2011 à 5 ans de prison et décédé en 2013 –, la justice allemande semble décidée, après des années d’inaction, à juger jusqu’au dernier les seconds couteaux de l’Holocauste.
Reinhold Hanning, ouvrier d’usine comme son père, a 18 ans lorsqu’il s’enrôle dans la division «Reich» des Waffen SS. Il se bat dans les Balkans, puis en Russie. En janvier 1942, il est muté à Auschwitz. Il y fait partie du commando chargé de la garde du camp. Selon l’acte d’accusation, son unité se rendait également à Birkenau – le site où se trouvaient les chambres à gaz d’Auschwitz – à l’arrivée de chaque train de prisonniers. Les portes des wagons n’étaient ouvertes qu’une fois les gardiens postés un cercle autour du convoi. La plupart des détenus jugés inaptes au travail étaient alors immédiatement assassinés. Hanning n’a jamais contesté avoir travaillé à Auschwitz. Il nie en revanche s’être trouvé sur la «rampe de sélection» à l’arrivée des convois.
Hubert Zafke, 95 ans, fils de paysan, sera quant à lui jugé à partir du 29 février à Neubrandenburg, dans les environs de Berlin. Sa biographie est également typique de celle de bien des Allemands de sa génération: jeunesses hitlériennes à 13 ans, enrôlement dans les Waffen SS à 19 ans, envoyé au front en Union soviétique en 1941. En mai 1942, il entreprend une formation de secouriste, puis est muté à Auschwitz.
Les infirmiers d’Auschwitz n’avaient pas pour seule mission de soigner le personnel du camp. Ils assistaient également les médecins lors des sélections à l’arrivée des convois et nombre d’entre eux étaient engagés dans les «commandos de désinfection», chargés du maniement du zyklon B, le gaz des chambres à gaz. La présence de Hubert Zafke à Birkenau est attestée entre août et septembre 1944. Rien qu’au cours de cette période 14 convois – dont celui dans lequel se trouvait Anne Frank – sont arrivés à Auschwitz. Au moins 3681 personnes sont immédiatement dirigées vers les chambres à gaz.
Helma Kisser, ancienne télégraphiste de 92 ans et Ernst Tremmel, ancien garde d’Auschwitz de 93 ans, comparaîtront devant un tribunal pour mineurs, du fait de leur jeune âge au moment des faits qui leur sont reprochés. Les quatre accusés risquent entre 3 et 15 ans de prison pour «complicité de meurtres aggravés.»
Toutes ces inculpations n’auraient pas été possibles sans la ténacité de la cellule de Ludwigsburg dans le sud-ouest de l’Allemagne, une administration ad-hoc créée en 1958 pour traquer les nazis responsables de crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis à l’étranger. Quelques 1,6 millions de fiches cartonnées tapissent les murs de ce bâtiment officiel entouré de hauts murs et fermé par une porte blindée. C’est là que sont consignés les noms de 692 000 personnes soupçonnées d’avoir participé aux crimes nazis et de témoins. Les documents attestent de trains de déportation, d’exécutions sommaires, de commandos SS. L’allemand juridique y côtoie le jargon nazi. Dans les documents consignés à Ludwigsburg, un massacre s’appelle «opération d’épuration» et les commandos d’exécution «groupes d’action».
Pourquoi la justice allemande souvent accusée d’inaction par le passé semble-t-elle se réveiller si tardivement?
Pendant des années, entre 1969 et 2011, les procureurs du pays ont considéré que toute enquête sur les crimes nazis était vouée à l’échec. En 1969, la Cour fédérale de justice, à Karlsruhe, avait en effet rendu un arrêt aux conséquences dramatiques pour les chasseurs de nazis. Cette instance suprême de la justice allemande estimait alors que la simple appartenance au personnel des camps ne peut suffire à justifier une condamnation. En clair, la justice ne peut condamner qu’un accusé dont la participation à un crime spécifique est prouvée. «Il a aussi manqué la volonté politique de poursuivre les seconds couteaux», regrette Helmut König, professeur en sciences politiques de l’université d’Aix la Chapelle.
Tout change avec la condamnation de John Demjanjuk. Jusque-là, la justice allemande avait fait preuve d’une clémence gênante envers les anciens nazis, avec 6656 condamnations depuis 1945. Dans 90% des cas, les peines étaient inférieures à cinq ans. John Demjanjuk, le gardien de Sobibor, avait plaidé l’impossibilité de désobéir aux ordres, sans convaincre le tribunal de Munich qui l’a jugé coupable de complicité dans l’assassinat de 28 060 prisonniers d’Auschwitz. «Avec ce verdict, la justice allemande estime clairement que la machinerie de l’Holocauste n’aurait pu fonctionner sans tous les petits rouages» qu’étaient les gardiens de camp, explique Jens Rommel, procureur et chef de la cellule de Ludwigsburg depuis deux mois.
De fait, le procès Demjanjuk a ouvert la voie à d’autres procédures. Le «comptable d’Auschwitz», Oskar Gröning, a été condamné l’été dernier à 4 ans de prison pour complicité aggravée dans la mort de 300 000 juifs.
«Malheureusement, pour la plupart des gardiens de camp, il est trop tard», déplore l’historien Werner Renz, de l’institut Fritz Bauer. Comme dans le cas du Lituanien Hans Lipschis. Les poursuites contre ce gardien SS d’Auschwitz, accusé de complicité dans l’assassinat de 10 500 personnes entre 1941 et 1943, ont été abandonnées en 2014, pour cause de sénilité de l’accusé.