Fil d'Ariane
Les quinze membres du Conseil de sécurité de l'ONU ont "fermement" condamné ce mercredi la décapitation de 21 coptes égyptiens en Libye, revendiquée par le groupe Etat islamique (EI), le qualifiant d'acte "lâche et odieux". Le Conseil réaffirme que "l'EI doit être mis en échec et que l'intolérance, la violence et la haine doivent être éradiquées". Depuis la chute de la dictature précipitée par l'intervention occidentale, le pays s'enfonce régulièrement dans le chaos et devient une proie.
« Un Afghanistan de proximité ». Ainsi un ancien patron de services de renseignements français voyait-il le devenir de la Libye après la chute de Mouammar Kadhafi (1). La prophétie, en ce printemps 2015 paraît se réaliser au-delà de tous les cauchemars des chancelleries. A cet ex-État fragmenté, doté de deux gouvernements, de deux parlements, en proie à une guerre civile à belligérants multiples dont un général retraité et diverses milices plus ou moins fondamentalistes, bombardé de temps à autre par des aviations étrangères, il manquait l'entrée en scène de l'État Islamique. C'est chose faite, officialisée par le massacre sur son sol de vingt-et-un égyptiens coptes. Des signes l'ont précédé.
Dès le mois d'octobre, des miliciens islamistes contrôlant la ville de Derna, à 300 km à l'Est de Benghazi, prêtent bruyamment serment au calife auto-proclamé de Daech, Abou Bakr al Baghdadi. Des exactions suivent, répertoriées par Human Rights Watch. Le 28 janvier, un attentat-suicide associant voiture piégée et commando équipé de ceintures explosives frappe l'hôtel Corinthia de Tripoli.
Probablement visé, le chef du gouvernement présent dans le bâtiment en sort indemne mais, outre les assaillants (Tunisien et Soudanais, d'après l'enquête), une dizaine de personnes dont cinq occidentaux sont tués. L'attaque, qui succède à deux attentats ratés contre des ambassades étrangères, est revendiquée sur Twitter par la « branche libyenne » de l'État Islamique mais, compte tenu des enjeux politiques locaux, la signature reste incertaine.
Début février, l'État islamique annonce la prise de Nofilia, petite cité côtière à une centaine de kilomètres de Syrte et surtout, peu après, d'une partie de Syrte elle-même, ville importante entre Tripoli et Benghazi. Les deux localités sont proches des infrastructures pétrolières. Plus que de forces extérieures – l'État islamique syro-irakien n'est pas frontalier de la Libye -, les « conquêtes » semblent plutôt l’œuvre de jeunes radicalisés, locaux prêtant bruyamment allégeance au pseudo-califat.
Quelques jours plus tard, la sinistre mise en scène entourant le massacre des 21 coptes n'en marque pas moins clairement une étape dans la « daechisation » du conflit : choix des victimes, tenue orange des suppliciés, égorgements et décapitations, jubilation des bourreaux et publicité claironnante sur les réseaux « sociaux », horreur assumée et exploitation de l'effroi. La marche suivante de l'escalade est aussi, sous l’appellation « représailles », l'entrée en guerre explicite de l’Égypte à la fois contre Daech et dans le théâtre libyen. « Théâtre » est d’ailleurs le mot juste pour désigner une scène hier si courue, aujourd'hui laissée à son sort.
En proie à une insurrection devenue guerre civile, la Libye se libère de sa dictature en 2011 avec l'aide d'une intervention militaire de l'OTAN largement voulue par la France, alors dirigée par un Nicolas Sarkozy galvanisé par des soutiens médiatisés ivres de conquêtes « démocratiques » faciles.
Passé l'euphorie du bref succès des armes et de la mise à mort - probablement par lynchage - du tyran déchu, le pays, déchiré par des conflits sous-jacents s'est rapidement enfoncé dans une totale anarchie, masquée par des succès démocratique de surface.
A l'automne 2013, la capitale de l'Est libyen, Benghazi, est la cible d'attaques et d'assassinats qui demeurent impunis, faute notamment de moyens sécuritaires, sur fond de prise en otage des installations pétrolières par les milices avides de leur part. Issu des premières élections libres de 2012, le CGN (Congrès général national, parlement) décide de proroger son propre mandat jusqu'en décembre 2014. Il destitue le 11 mars 2014, pour son incapacité à rétablir l'ordre, le Premier ministre Ali Zeidan – qui s'enfuit peu après à l'étranger – et le remplace par Abdallah al Theni.
C'est dans cette confusion qu'intervient le Général Khalifa Haftar, ancien dignitaire du régime Kadhafi, en délicatesse avec lui dès la fin des années 80 et réfugié aux États-Unis avant de rejoindre l'insurrection de 2011. Influent auprès de ses pairs dans ce qui reste de l'armée libyenne, il lance avec le soutien tacite de Washington une offensive dans l'Est contre les milices islamistes : l'« opération dignité ». Celles-ci y voient une tentative de coup d’État contre-révolutionnaire en collusion avec le pouvoir en place et dénoncent les liens supposés du Général Haftar avec la CIA, mais aussi avec l’Égypte voisine où règne désormais un autre militaire : Al Sissi. Le conflit recèle aussi des bases géographiques. Pour simplifier : à l'ouest, Haftar et les milices de Zenten ; à l'est, celles de Misrata, alliées à divers courants islamistes.
Supposées clarifier la situation, des élections législatives organisées en juin dernier l'aggravent. La participation est faible. Faute de sécurité à Benghazi, où elle devait initialement siéger, la nouvelle assemblée dite « Chambre des représentants » s'installe à Tobrouk, non loin de la frontière égyptienne, avec l'appui de fait mais non officiel du Général Haftar. Les islamistes, majoritaires dans le parlement précédent, n'y sont plus guère représentés et choisissent de la boycotter pour le parlement sortant (CGN) qu'ils continuent de tenir pour légitime.
En juillet, les deux coalitions s'affrontent à Tripoli, qu'évacuent précipitamment missions diplomatiques, institutions internationales et nombre d'ONG. Des avions sans signes de reconnaissance – derrière lesquels beaucoup voient l’Égypte ou les Émirats arabes unis, soutiens d'Haftar -, bombardent les positions islamistes. En vain. L'alliance baptisée Fajr Libya (l'Aube de la Libye) et incluant les milices de Misrata prend en août le contrôle de la capitale, aéroport compris. Ministères et bâtiments publics tombent entre ses mains. L'un des siens, Omar al-Hassi, est chargé par le CGN de former un nouveau gouvernement « de salut national ». Toujours installée à Tobrouk, l'autre coalition ne cède pas pour autant et confirme son Premier ministre « légal », al Theni. L'affrontement des deux parties se poursuit depuis lors, faisant du pays une proie naturelle pour un Etat islamique plein d'appétit.
Ansar al Charia
Hors de la scène officielle mais présent, non associé à Aube de la Libye ni non plus, à ce jour, à Daech, le groupe Ansar al Charia demeure également un acteur avec lequel il faut compter. Jihadiste de sensibilité « al Qaïdiste », il est à l'origine, entre autres, de l'attaque du consulat américain de Benghazi en septembre 2012. Quoiqu'un peu dépassé par d'autres courants radicaux, il reste sporadiquement actif et localement implanté. Son ralliement à l'État islamique serait un souci supplémentaire pour le camp adverse.
A la fois institutionnel et militaire, le chaos est désormais total et il serait aventureux d'en prévoir la fin. Fermant leurs dernières ambassades, les apprentis sorciers effarés assistent à la décomposition d'une Libye qu'ils avaient cru quatre ans plus tôt mener – avec leur aviation - aux portes de leur Empire du bien, dont l'arsenal pillé a déjà, dès 2011, permis la conquête du Mali par les alliés d'Al Qaïda.
Qu'elle soit venue par infiltration ou contagion, l'irruption sanglante de l'État islamique dans un terrain devenu si hospitalier pour lui vient couronner pour un bon moment le désastre occidental dans la région.
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(1) cité par Jean Ping, ancien président de la Commission de l’Union africaine dans le Monde diplomatique, août 2014