Fil d'Ariane
Marche de soutien au peuple palestinien à la veille de la commémoration du jour de la Nakba au village d'Al Kasayir, Haïfa, 14 mai 2024.
Entretien. Plus de trente ans après les Accords d'Oslo pour une paix entre Israéliens et Palestiniens, le Proche-Orient s'enfonce dans une guerre totale. Pour comprendre cette spirale de violences sans limites, il faut remonter à l'origine d'un conflit plus que centenaire, c'est à dire à la question du partage du territoire de la Palestine, souligne le sociologue Rachad Antonius, auteur d'un essai "La conquête de la Palestine : de Balfour à Gaza, une guerre de cent ans". Ouvertement engagé en faveur de la cause palestinienne, ce spécialiste des sociétés arabes contemporaines et du Proche Orient apporte des arguments parfois très radicaux, et qui peuvent heurter. Analyse et opinion se mêlent ici, comme l'auteur le reconnait lui-même. Mais nous pensons qu'il est intéressant de prendre connaissance de ce point de vue, même si on n'y adhère pas.
TV5MONDE : Dans votre essai "La conquête de la Palestine : de Balfour à Gaza, une guerre de cent ans", Écosociété, 2023, vous soulignez la continuité de la conquête de territoires de la Palestine historique, depuis la Déclaration Balfour en 1917 jusqu’à aujourd’hui, y compris sous couvert de processus de paix : pour vous, c’est la principale clé de compréhension de ce qui se passe aujourd’hui dans la guerre au Proche-Orient ?
Rachad Antonius, sociologue, spécialiste des sociétés arabes et du Proche-Orient : Dans les grands médias, il y a une tendance à faire débuter l'histoire le 7 octobre 2023, mais également d'expliquer le conflit par la haine mutuelle entre les Juifs et les Palestiniens ou des Juifs et des Arabes. Ces deux clés sont fausses. Dans mon livre, j'essaie de montrer que, au départ, le problème n'est pas un problème de racisme, ni de haine des Palestiniens, mais du choix des juifs européens de créer un État pour eux en Palestine, à cause des pogroms qu'il y a eu à la fin du XIXᵉ siècle, à cause des discriminations et des persécutions et du génocide qu'ils ont subis.
Ce désir d'avoir un État s'explique. Il s'est traduit en projet politique. Mais la difficulté principale, c'est qu'il y avait déjà des gens qui vivaient en Palestine. Il n'y avait pas d'État palestinien, ni d'État en Syrie, au Liban, en Irak, parce que toutes les régions étaient contrôlées à l'époque par l'Empire ottoman.
Donc il y avait des provinces, des sociétés. En Palestine, il y avait des paysans, des commerçants, des écoles, des juristes, un système de gestion municipale, des cours de justice. Et donc le désir d'occuper la terre a eu comme conséquence inévitable qu'il fallait expulser les habitants. Ce point clé explique tout le reste.
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TV5MONDE : Vous évoquez le 7 octobre 2023. Comment est-ce que vous qualifierez les actes commis par le Hamas ce jour là, qui a fait 1200 tués et quelque 250 otages dont une centaine toujours captifs aujourd'hui ?
Rachad Antonius : Cette attaque du 7 octobre comporte trois aspects essentiels qu'on doit mentionner simultanément pour la comprendre. Premièrement, il y a eu des actes terroristes commis le 7 octobre. On ne peut le nier. Des civils, qui ne sont pas des combattants, ont été visés et tués. C'est le premier élément.
Mais le deuxième élément qu'il faut rappeler est que la logique du Hamas depuis les 20 ou 30 dernières années est celle d'une résistance à une occupation coloniale. Cette résistance comporte des dérapages. Le 7 octobre ou les actes commis contre les civils en est l'exemple. Cependant la logique profonde du Hamas est une logique de résistance qui découle d'une tentative de prise de contrôle du territoire. La plupart des gens qui constituent ou appuient le Hamas sont eux-mêmes des réfugiés de la guerre de 1947-48 [la guerre qui a entouré la création de l'État d'Israël en 1948 a provoqué l'exode d'environ 700 à 800 000 Palestiniens, un choc traduit par le mot Nakba, la catastrophe en arabe, NDLR].
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Troisième élément, cette attaque du Hamas est relativement faible (sic) si on la compare aux attaques d'Israël contre les civils, et pas seulement après le 7 octobre 2023. Un an après cette date, Israël a tué directement 43 000 personnes dont au moins la moitié sont des femmes et des enfants. Israël a tué des civils de façon beaucoup plus intensive, et même avant le 7 octobre. Tout cela est largement documenté par l'ONU, par les organismes de droits humains israéliens, comme B'Tselem, par 972 Magazine, par Alternative Information Center. La violence israélienne contre des civils palestiniens est dix fois, quarante fois plus destructrice que la violence du Hamas. Ces trois éléments doivent être ramenés ensemble pour comprendre la logique du Hamas.
Archives - Des villageois palestiniens fuient leurs maisons pendant les combats entre les troupes israéliennes et arabes, 4 novembre 1948.
TV5MONDE : Vous faites là une analyse arithmétique qui peut fortement choquer...
Rachad Antonius : Cela ne veut pas dire qu'on va accepter les attaques du Hamas dans toute leur dimension. Si vous me permettez, j'aimerais vous lire une phrase qui a été dite par Moshé Dayan en 1956. A ce moment, il était le commandant en chef de l'armée israélienne [NDLR, Moshé Dayan (1915-81) est ensuite entré en politique en 1959 au sein de la gauche israélienne. Il a été plusieurs fois ministre, longtemps à la Défense puis aux Affaires étrangères]. Gaza n'était pas sous contrôle israélien mais égyptien et il y avait une frontière entre Israël et Gaza.
Il y avait des kibboutz au bord de cette frontière. Des gens de Gaza ont traversé la frontière et ont tué un jeune officier israélien dans un kibboutz. Et Moshé Dayan, qui était le commandant en chef des armées, est venu aux funérailles faire un discours. Je vais vous lire un extrait car il en vaut la peine.
"Hier matin, Roy a été assassiné. Ébloui par le calme du matin, il n'a pas vu ceux qui l'attendaient en embuscade au bord du sillon. Ne jetons pas l'opprobre sur les assassins d'aujourd'hui. Pourquoi leur reprocher la haine brûlante qu'ils nous vouent, cela fait huit ans qu'ils vivent dans des camps de réfugiés de Gaza, alors que nous nous sommes appropriés sous leurs yeux, la terre et les villages dans lesquels eux et leurs ancêtres avaient vécu. Ce ne sont pas les Arabes de Gaza que nous devons blâmer pour le sang de Roy, mais nous-mêmes."
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Cette phrase explique bien que, à l'époque, l'élite politique israélienne était bien consciente que les gens de Gaza étaient les réfugiés qu'ils avaient expulsés de la terre et qu'on pouvait très bien comprendre qu'ils veulent se venger. Mais Moshé Dayan continue en disant : mais c'est notre destin, on doit faire notre pays sur cette terre. On doit se battre, on doit faire la guerre. On doit donc se protéger contre leur colère, même si cette colère est explicable.
Qu'est-ce qui a changé depuis 1956 ? D'une part, cette compréhension de la colère des Palestiniens n'est plus présente dans la société israélienne. D'autre part, le désir de se protéger est devenu un désir d'annihiler. C'est une différence que je ne suis pas seul à remarquer mais aussi des universitaires israéliens, comme par exemple Omer Bartov, un professeur d'histoire aux États-Unis. Il est spécialiste de l'histoire de la Shoah et des génocides du XXe siècle. Que dit il ? Je ne me reconnais plus dans la société israélienne actuelle parce qu'avant, on savait qu'on faisait du tort aux Palestiniens. C'était inévitable. C'était le destin. Et aujourd'hui, cette compréhension a été remplacée par une haine aveugle. En tant qu'historien des génocides, et en tant qu'Israélien qui a servi dans l'armée israélienne, j'affirme que ce qui se passe à Gaza est un génocide.
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TV5MONDE : Vous faites référence dans votre ouvrage à des sources israéliennes, des auteurs, des chercheurs, des médias israéliens ainsi que des ONG ou d'autres acteurs de la société israélienne qui défendent les droits des Palestiniens. Quel est leur poids et leur influence ?
Rachad Antonius : A la fin des années 1980 et durant toute la décennie 90 où à cause et pendant la première Intifada (de 1987 à 1993), une véritable solidarité s'était bâtie entre certains secteurs de la société israélienne et les Palestiniens. Le camp de la paix en Israël était beaucoup plus important que maintenant. Les Israéliens critiques des politiques d'occupation avaient un certain poids. Ils étaient écoutés dans la société. À partir d'Oslo [accords de paix israélo-palestiniens signés en septembre 1993, NDLR], quand la violence terroriste a commencé des deux côtés, ce camp de la paix a fondu parce que Oslo était une occasion ratée.
Une des premières attaques terroristes contre les accords d'Oslo est le fait d'un Juif israélien habitant dans les colonies de peuplement. Le médecin Baruch Goldstein a pénétré dans la mosquée à Hébron en 1994 [le 25 février, NDLR] et tué une trentaine de musulmans avec une mitraillette. Le Hamas rejetait aussi Oslo [après la signature des accords le 13 septembre 1993, le Hamas a poursuivi des attaques et meurtres contre des Israéliens, NDLR]. A ce moment là, les intellectuels et les activistes israéliens qui travaillaient pour la réconciliation étaient entendus. Ces voix sont devenues très minoritaires, voire marginales.
Mais depuis le 7 octobre 2023, elles commencent à émerger à nouveau.
TV5MONDE : Comment faut-il comprendre cette évolution au sein de l'opinion israélienne ?
Rachad Antonius : Il y a dans la communauté juive de la diaspora et en Israël deux types de logiques identitaires.
On peut se reconnaître comme juif en endossant à 100 % le projet sioniste de colonisation de la Palestine. Ceux-là forment actuellement une majorité en Israël.
Mais il y a un courant très fort qui va chercher dans le judaïsme un ensemble de principes éthiques, de comportement, de justice. Dans un recueil de textes "Antisionisme, une histoire juive", la co-autrice et militante française pro-palestinienne Michèle Sibony démontre que les mouvements antisionistes ont toujours été majoritaires dans la communauté juive à l'échelle du monde. Et c'est seulement récemment avec la radicalisation des politiques israéliennes, que leurs voix se font moins entendre.
Il existe une autre source d'opposition au projet israélien qui n'est ni sioniste ou qui ne se réfère pas non plus à l'éthique du judaïsme, mais qui se réfère à une vision citoyenne laïque des droits humains. Ce courant est très présent aussi dans la diaspora juive et dans la communauté juive à l'échelle internationale.
Ces deux courants d'opposition à l'horreur qui a lieu à Gaza et maintenant au Liban se sont renforcés depuis la dernière année. Beaucoup de Juifs affirment ne pas se reconnaître dans les actions du gouvernement d'Israël. Mais ils restent minoritaires. Il faut espérer qu'ils se fassent entendre plus fortement dans les communautés juives.
Le problème est que la colonisation israélienne en Cisjordanie a tellement pénétré le territoire qu'on ne peut plus séparer les colonies du reste.
Rachad Antonius
TV5MONDE : Vous citez dans votre livre les travaux de l'école dite des nouveaux historiens israéliens. En quoi consiste-t-elle et quelles ruptures ou continuités avec l'historiographie israélienne ?
Rachad Antonius : Ces travaux sont très importants. J'ai cité les historiens Shlomo Sand, Ilan Pappé, et même Benny Morris qui est un cas assez spécial. La plupart de ces nouveaux historiens israéliens racontent l'histoire de la dépossession des Palestiniens. Ils la documentent, font le récit de l'histoire des massacres commis par le mouvement sioniste envers les Palestiniens, par Israël envers les Palestiniens. Ils racontent et dénoncent tout cela.
L'historien Benny Morris, lui, se situe plus dans la ligne d'un Moshé Dayan. Il documente aussi ces massacres et l'expulsion des Palestiniens. Mais il estime que les Juifs n'avaient pas le choix, pour bâtir l'État d'Israël.
En revanche, les nouveaux historiens israéliens remettent en question la nécessité du nettoyage ethnique et la nécessité des massacres. Pour eux, on aurait pu faire autrement. Ces nouveaux historiens renforcent cette histoire dont je parle dont mon livre et je me suis beaucoup appuyé sur eux.
Mais il y a beaucoup d'autres historiens palestiniens qui disent la même chose Salman Abu-Sitta, Rashid Khalidi, Walid Khalidi, Salim Tamari, Nur Masalha. Le fait que je ne les ai pas beaucoup mentionnés ne signifie pas qu'ils ne sont pas importants ou que leurs travaux ne sont pas à prendre en ligne de compte. Mais m'adressant ici à un public en Occident qui est largement pro-israélien, je rappelle que même au sein de la communauté intellectuelle israélienne, on documente cette histoire, on la décortique, on prouve qu'il y a eu des expulsions et des massacres. Et donc on revient à l'idée que l'occupation de la terre est la logique principale qui a orienté les actions israéliennes. Sortir de l'impasse nécessite un retour à la question de la terre et non une attitude psychologisante qui dirait que l'origine de ce conflit, c'est la haine entre les deux.
TV5MONDE : Vous parliez à l'instant et dans votre ouvrage de nettoyage ethnique à propos de la politique d'expulsion et de colonisation israélienne. Mais cette terminologie est controversée au sein de la communauté scientifique en Israël ou ailleurs ?
Rachad Antonius : Oui, le terme de nettoyage ethnique est controversé parmi les intellectuels, les historiens qui épousent la cause sioniste. Ils disent : "nous n'avions pas le choix". Mais la plupart des historiens sérieux israéliens reconnaissent qu'il y a eu un nettoyage ethnique [NDLR, voir "Le nettoyage ethnique de la Palestine", Ilan Pappé, Fayard, 2006]. Israël se voulait un État juif, pour les juifs, et donc une majorité non juive aurait contredit l'essence du projet.
Il faut savoir que les Arabes israéliens, à savoir les Palestiniens restés sur leurs terres devenues israéliennes et qui ont ainsi obtenus la citoyenneté israélienne, sont reconnus comme des citoyens de seconde zone. Ils n'ont pas les mêmes droits. Par exemple, s'ils épousent quelqu'un qui est étranger, cette personne ne peut pas venir s'installer et prendre la citoyenneté israélienne. Mais si on est juif, c'est possible. Donc cette idée de faire un État pour les Juifs, où les non-juifs seraient en minorité et expulsés si nécessaire est valide, c'est la réalité historique. Seule la terminologie de "nettoyage ethnique" n'est pas acceptée par les promoteurs du projet sioniste parce qu'elle porte une condamnation morale.
TV5MONDE : Vous évoquez des massacres commis par des milices et des soldats israéliens dès 1947-48. Selon vous, ces faits sont sous-estimés. Dans quelle mesure ?
Rachad Antonius : Ils sont sous-estimés parce que, d'une part, personne n'en parle et surtout parce qu'ils sont absents comme facteurs explicatifs. Or, ce qui se passe à Gaza ne peut être compris en dehors de ces faits là. Ceux qui en parlent sont ceux qui sont plutôt critiques à l'intérieur de la communauté juive et les tendances antisionistes à l'extérieur des communautés juives. Ce sont plutôt les gens qui appuient le point de vue palestinien.
Mais les gouvernements, les médias, les tendances dominantes dans les pays occidentaux de l'OTAN n'en parlent pas. Un ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères français, Dominique de Villepin, a écrit et donné plusieurs entrevues où il met en garde contre cette incompréhension au sein des élites occidentales des enjeux fondamentaux du problème. Cela cause une rupture majeure avec le reste du monde. Les quelques pays occidentaux qui appuient Israël sans limite et de façon inconditionnelle sont en train de se couper d'une partie de leurs propres populations, au regard des protestations sur les campus universitaires, dans des associations. Les sociétés civiles voient l'effet négatif de ces politiques.
TV5MONDE : Pour vous, les pays occidentaux portent une lourde responsabilité dans la perpétuation du conflit ?
Rachad Antonius : En ne tenant pas compte de ces réalités historiques quand ils abordent le problème, les gouvernements occidentaux, surtout les États-Unis, le Canada, la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne ne sont donc pas en mesure de trouver une sortie de l'impasse.
Vous réalisez que les accords de paix d'Oslo signés en 1993 remontent à 31 ans maintenant. Ils devaient amener à une solution permanente en l'espace de cinq ans. Pourquoi cela a échoué ? Parce que toutes les solutions qui étaient présentées par Israël et même par les Américains n'accordaient même pas aux Palestiniens les 22 % du territoire qui leur restait.
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Les Palestiniens étaient prêts à faire la paix avec Israël, à garantir sa sécurité. Ils disaient : laissez-nous les 22 % du territoire, prenez les 78 % que vous avez gagné en 1949 et quittez les frontières jusqu'au 4 juin 1967 [NDLR, le 5 juin 1967, Israël lance la Guerre des Six jours contre ses voisins arabes à la suite de l'embargo égyptien dans le détroit de Tiran. Israël conquiert la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï, le plateau du Golan, la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Israël s'est depuis retiré de Gaza et du Sinaï]. Nous voulons faire un État palestinien sur ces 22 % considérés aujourd'hui comme des territoires occupés.
Mais tous les processus de paix leur refusaient ces 22 %. Israël voulait garder toute la région de Jérusalem agrandie, les grandes colonies dans le territoire occupé qui sont proches de Tel Aviv et les colonies au sud de Bethléem, ou encore louer la vallée du Jourdain pour 100 ans. Cela n'a pas de sens.
TV5MONDE : La création de l'État d'Israël en 1948, qui a abouti à un territoire qui correspond, comme vous le dites, à 78 % de la Palestine historique, est légale sur le plan du droit international. En quoi consiste ce que certains appellent "le péché originel d'Israël" ?
Rachad Antonius : La création de l'État d'Israël est devenue légale, mais sur la base d'une injustice historique majeure. C'est ce que disent des historiens israéliens ou des penseurs comme Dominique Vidal et Joseph Algazy qui ont intitulé leur livre Le péché originel d'Israël [NDLR, Le péché originel d'Israël : L'expulsion des Palestiniens revisitée par les nouveaux historiens israéliens, Dominique Vidal et Joseph Algazy, 1998]. L'État d'Israël a été fondé sur l'expulsion des deux tiers de la population palestinienne des zones qu'il contrôle aujourd'hui.
On ne peut pas revenir en arrière. Donc un compromis est nécessaire. Je crois que les Palestiniens le reconnaissent mais aussi ceux qui les appuient. Fin septembre 2024, la Jordanie a fait un communiqué officiel au nom de 57 pays musulmans et arabes disant : nous sommes prêts à garantir à Israël sa sécurité dans son territoire reconnu officiellement légal s'il se retire des territoires occupés avec la guerre de 1967.
(Re)lire : UNRWA : à quoi sert l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens et que lui reproche-t-on ?
TV5MONDE : Le retour aux frontières de 1967 est-il possible ?
Rachad Antonius : Il faut ajouter à propos du territoire, la résolution 181 qui a créé légalement Israël au niveau international en 1948, spécifie un territoire beaucoup plus petit. Il correspondait à 56 % de la Palestine historique. Mais après la guerre contre ses voisins débutée en mai 1948, Israël a occupé 78 % à l'armistice de mars 1949 [NDLR, la ligne de démarcation tracée à l'armistice de la guerre en Israël et ses voisins en 1949 est appelée "Ligne verte"]. Les 78 % du territoire sont désormais reconnus internationalement.
C'est un compromis majeur. On ne peut pas réparer toute l'injustice. La reconnaissance d'un État palestinien est une première étape. Le problème est que la colonisation israélienne en Cisjordanie a tellement pénétré le territoire qu'on ne peut plus séparer les colonies du reste. Économiquement, géographiquement, du point de vue des routes, tout est devenu trop imbriqué. Cela rend une solution à deux États boiteuse. Beaucoup pensent qu'à long terme, il faut un seul État confédéré, peut-être avec une entité juive israélienne, une entité palestinienne, où graduellement on uniformiserait les droits de tout le monde, tous les citoyens auraient les mêmes droits.
Sans cela, c'est une situation d'apartheid. De plus en plus d'Israéliens l'affirment, des intellectuels, des observateurs, des analystes politiques israéliens le font même dans le journal israélien Haaretz. L'ancien président américain Jimmy Carter a, lui, écrit un livre sur la question intitulé "Palestine : la paix, pas l'apartheid" (2007). C'est une lutte contre un système qui ressemble à la lutte qui a eu lieu en Afrique du Sud.
TV5MONDE : Pour vous, la responsabilité des puissances occidentales est centrale. Les pays arabes ont-ils leur part de responsabilité dans la non résolution de la question palestinienne, voire dans l'aggravation des conditions d'existence des Palestiniens ?
Rachad Antonius : Absolument. Les pays arabes ont une très grosse responsabilité à cause de leur incapacité d'agir. Cela est dû à deux choses.
D'une part, à la faiblesse des systèmes politiques dans les pays arabes. Un juriste tunisien a décrit le caractère inachevé des États arabes. [NDLR, L'État inachevé : la question du droit dans les pays arabes, Ali Mezghani, 2011]. Qu'est ce qu'il veut dire par inachevé ? C'est qu'un État contemporain et moderne comporte des institutions qui fonctionnent, avec des droits pour les individus, pour les collectivités, qui sont enchâssés dans les constitutions et les lois et qui sont défendus par un système légal judiciaire. Or, la plupart des pays arabes ont des dictatures ou des régimes autoritaires. D'autres sont des démocraties plutôt incomplètes. L'État n'a pas les moyens qu'il faut pour agir.
D'autre part, ces États sont en posture de faiblesse par rapport aux Américains en particulier. Leurs élites ont intérêt à travailler avec les Américains dans un système capitaliste qui est porté par les États-Unis. Donc les conditions à la fois politiques, idéologiques et institutionnelles pour que les Arabes puissent avoir un impact sont absentes.
Chronologie
1897 : Congrès de Bâle, premier congrès réuni à l'appel de Théodore Herzl, fondateur du sionisme moderne
1917 : Déclaration Balfour, par cette lettre, le Royaume-Uni se dit favorable à l'établissement en Palestine d'un "foyer national juif".
1917-47 : Mandat britannique sur la Palestine
1947 : Résolution 181 de l'Assemblée générale des Nations unies est un plan de partage de la Palestine pour la création de deux États juif et arabe, respectivement 56% et 44% du territoire de la Palestine
1948 : Création d'Israël et exode forcé de 700 à 800 000 Palestiniens
1948-49 : Guerre israélo-arabe et armistice de 1949, Israël s'étend sur 78% du territoire de la Palestine
1956 : Crise de Suez, Israël envahit la Bande de Gaza et le Sinaï puis se retire
1967 : Guerre des Six Jours, Israël envahit occupe la Cisjordanie et la Bande de Gaza, envahit le Sinaï et le plateau du Golan
1967, 22 novembre : Résolution 242 du Conseil de Sécurité
1987 : Première Intifada jusqu'en 1993
1993 : Accords d'Oslo israélo-palestiniens
1995 : Assassinat de Itzhak Rabin
2000 : Seconde Intifada jusqu'en 2005
2005 : Israël se retire de la Bande de Gaza
2006 : Conflit israélo-libanais
2008-09 : Guerre de Gaza, opération Plomb durci de l'armée israélienne
2014 : Guerre de Gaza, opération Bordure protectrice de l'armée israélienne
2020 : Accords d'Abraham de normalisation des relations entre Israël et les Émirats Arabes Unis et Bahreïn
7 octobre 2023 : Attaques terroristes et prise d'otages du Hamas et représailles d'Israël
26 janvier 2024 : La Cour Internationale de Justice ordonne à Israël d'empêcher tout éventuel acte génocidaire, et d'autoriser l'accès humanitaire à Gaza
1er octobre 2024 : Offensive terrestre de l'armée israélienne au Liban contre le Hezbollah
TV5MONDE : Vous parlez de déshumanisation des Palestiniens dans votre livre, en précisant que des discours de hauts responsables israéliens cités notamment dans le dossier de la Cour internationale de justice l'attestent. Qu'est-ce qui caractérise cette déshumanisation dans les faits ?
Rachad Antonius : Il y a trois types de déshumanisation. La déshumanisation des Palestiniens par des politiciens israéliens dont j'ai parlé dans le livre.
Il y a la déshumanisation qu'exerce les puissances occidentales envers les Palestiniens. Elles acceptent leur massacre. Elles acceptent des justifications qui sont injustifiables.
Une troisième déshumanisation réside dans le fait que, déshumaniser l'autre, c'est se déshumaniser soi-même. On se coupe de nos propres émotions et de notre éthique pour accepter l'inacceptable.
Même en situation de guerre, il y a des choses qu'on n'a pas le droit de faire envers les civils ennemis. Or, on voit des milliers de morts civils dans une logique de guerre qui normalement devrait être interdite ou du moins condamnée. Et les puissances occidentales répètent qu'Israël a le droit de se défendre. Cet argument ignore le fait de l'occupation par Israël de la Cisjordanie et Gaza et de la posture d'agression.
Cibler des civils, cela constitue des crimes de guerre. Quand les puissances occidentales disent Israël a bien fait d'éliminer les chefs du Hezbollah, les chefs du Hamas, même au prix de milliers de morts civils, de femmes et d'enfants, il y a là une déshumanisation.
(Re)lire : Gaza : "Aujourd'hui, le risque de génocide n’est plus une opinion"
TV5MONDE : La décision de la Cour internationale de justice de La Haye sur le risque de génocide contre les Palestiniens et la poursuite de la procédure contre Israël par l'Afrique du Sud constitue-t-elle un tournant ?
Rachad Antonius : C'est un tournant au niveau symbolique, au niveau légal. Cela n'a pas constitué un tournant politique. En revanche, le fait que les puissances occidentales ignorent et bafouent à ce point le droit international, c'est cela qui constitue un tournant. Après la Deuxième Guerre mondiale, des outils légaux ont été mis en place au niveau international pour éviter qu'on fasse la guerre n'importe comment, qu'on tue des civils, qu'on prenne du territoire.
Par exemple, le principe de l'inadmissibilité de l'acquisition de territoires par la force a été consolidé. La quatrième Convention de Genève de 1949 indique qu'une puissance occupante ne peut pas faire n'importe quoi dans un territoire occupé. Elle a la responsabilité politique et morale de la population qui est sous occupation. Elle doit lui assurer des services de santé et des services d'éducation, des services de droit et ainsi de suite.
Ces principes sont importants. Il est vrai que le droit international a déjà été bafoué par le passé, mais l'ignorer à ce point de façon si flagrante, c'est une façon de saper le système juridique qui a maintenu un certain équilibre au niveau mondial. C'est très dangereux.
TV5MONDE : L'attaque du Hamas du 7 octobre est un énorme traumatisme pour la société israélienne. Selon vous, la guerre dans la Bande de Gaza est un autre traumatisme ?
Rachad Antonius : Absolument. Pour les Palestiniens et pour tous les alliés des Palestiniens, ce qu'ils voient, c'est la Nakba. Mais même des gens qui ne sont pas des activistes pro-palestiniens, comme par exemple le professeur John Mearsheimer de l'Université de Chicago, font ce constat. Ce professeur qui est un des piliers de la science politique aux États-Unis a fait une analyse implacable de la stratégie israélienne. Il montre que la seule logique qui résiste à l'analyse pour expliquer l'action israélienne à Gaza, c'est de provoquer une Nakba, une expulsion des Palestiniens, de leur donner le choix entre abandonner leur terre ou mourir.
Mon engagement premier n'est pas envers les Palestiniens, mais envers le droit international et la justiceRachad Antonius
C'est ainsi qu'Israël a vidé le nord de Gaza. Il a aussi demandé à des populations du sud d'aller se réfugier à certains endroits. Puis, ils ont bombardé les endroits où on leur demandait de se réfugier. Rappelons que les lois de la guerre n'autorisent pas une puissance à faire tellement de victimes parmi la population civile pour atteindre ses objectifs militaires. Beaucoup de juristes estiment qu'il s'agit de crimes de guerre. La seule analyse qui permet de comprendre la logique israélienne, c'est qu'elle essaie de provoquer une nouvelle Nakba et les Palestiniens la vivent comme telle.
(Re)voir Bande de Gaza : frappe sur une école refuge
TV5MONDE : Aujourd'hui, la guerre menée par Israël se déplace vers le Nord, au Liban, contre le Hezbollah. Selon vous, qu'est-ce que cela change ou qu'est-ce que cela signifie pour les Palestiniens ?
Rachad Antonius : Cela signifie qu'Israël a le pouvoir militaire et l'appui politique qu'il faut pour étendre la guerre au nord, au Liban, pour éviter qu'il y ait des soutiens aux Palestiniens. Même chose avec la Syrie. On en parle très peu, mais chaque semaine, il y a des bombardements israéliens en Syrie. Les Syriens ne ripostent pas, mais ces bombardements ont bien lieu. Alors oui, Israël essaye de faire une guerre totale pour rendre impossible la résistance. Il se peut bien qu'Israël gagne à court terme, qu'il arrive à réduire au silence les Palestiniens et le Hezbollah, à faire peur à l'Iran qui n'a pas intérêt à faire une guerre totale contre Israël.
Mais il faut revenir à la logique de base. Ce n'est pas le conflit avec les Libanais, avec les Iraniens, ni avec les Syriens. La logique de base, c'est la prise de contrôle des territoires de la Palestine et la réduction à l'impotence totale des Palestiniens qui veulent s'y opposer. Telle est la logique de base. C'est en réfléchissant sur la question du territoire qu'on pourrait éventuellement trouver des pistes de sortie qui vont nécessiter des compromis majeurs, parce qu'il n'est pas possible de refaire l'histoire.
(Re)voir : Réfugiés palestiniens au Liban, la reconstruction inachevée du camp de Nahr el-Bared [LeMémo]
TV5MONDE : Quelle perspective aujourd'hui ? Que faire ?
Rachad Antonius : Pour le moment, l'horizon est très sombre. La priorité numéro un est d'arrêter les violences. Mais cela doit se faire dans une perspective à plus long terme, celle d'une réconciliation qui est très difficile et peut-être utopique actuellement. Cela va prendre du temps et se faire sur la base de compromis territoriaux comme première étape.
Une fois qu'on a une base de solution, on peut ensuite travailler sur l'aspect psychologique et réduire les antagonismes et la haine. C'est aux Palestiniens et aux Israéliens, de trouver une solution avec l'appui des puissances occidentales. En toute humilité, je dirais qu'il s'agit dans un premier temps d'une sorte de solution à deux États, de confédération peut-être, mais à plus long terme, de viser un État unique, démocratique, où tous les citoyens auraient les mêmes droits. Cette solution n'est pas pensable pour le moment. Il faut surtout arrêter l'effusion de sang.
(Re)voir La Cisjordanie va-t-elle subir le même sort que Gaza ?
TV5MONDE : Au-delà des faits historiques que vous rappelez dans votre ouvrage, dans vos propos, vous prenez fait et cause pour la cause palestinienne. Votre engagement vous range-t-il au rang de militant plutôt que de sociologue, professeur associé et ancien titulaire retraité au département de l'Université de Québec à Montréal ?
Rachad Antonius : C'est une question cruciale. La différence entre un militant et une personne engagée, c'est que la personne engagée se remet en question. Elle essaie de prendre position, mais est ouverte au point de vue opposé, dans un esprit critique et d'autocritique. Alors qu'un militant a un but qui, en général, prend le dessus et écarte la critique. En fait, il n'y a pas des personnes qui sont purement militantes et d'autres qui sont purement engagées. Il y a des attitudes, des postures qui sont plus militantes qu'engagées et vice-versa.
Je prétends que ma posture est engagée plutôt que militante. Primo, parce que je fais constamment la critique et l'autocritique de mes propositions et de celles des gens avec qui je travaille. Deuxio, parce que je suis très activement impliqué dans des dialogues avec les groupes sionistes et juifs antisionistes.
Et troisièmement, je dirais que mon engagement premier n'est pas envers les Palestiniens, mais envers le droit international et la justice. Je n'hésite pas à considérer certaines actions du Hamas comme étant terroristes. Je n'hésiterai pas à prendre la défense des Juifs, que ce soit au Canada ou ailleurs, qui sont victimes d'actes de racisme anti-juif. Je n'hésiterai pas à prendre la défense d'Israël, le jour où les droits essentiels des Israéliens seront menacés. C'est le droit international qui reste mon critère et non pas la Palestine. Et en vertu de ce droit, ce sont les Palestiniens qui sont les victimes.