La monnaie turque dévisse : crise économique ou politique ?

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Interview de Marie Brette
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Ce 10 août, le président américain annonce des sanctions commerciales contre Ankara et la monnaie turque dévisse. Mais la crise financière ne date pas d'hier. Explications d'Ahmet Insel, économiste, chroniqueur pour le quotidien turc Cumhuriyet et auteur de La nouvelle Turquie d'Erdogan.

Après être longtemps restée sous la barre des deux pour un dollar, la livre turque (TRY) a franchi ce palier en 2014, avant de passer à trois contre un billet vert dans la foulée du putsch manqué en 2016. Et puis cette année, l'hémorragie s'est aggravée : après avoir dépassé quatre pour un dollar, la monnaie turque a fondu comme neige au soleil ces dix derniers jours.

Les raisons des sanctions américaines sont davantage politiques qu’économiques.
Ahmet Insel

En un an, elle a ainsi perdu 80 % de sa valeur par rapport aux devises américaines et européennes. Et puis vendredi 10 août, elle a franchi le seuil psychologique de six contre un billet vert. Ce jour-là, elle a perdu 15 % en quelques heures lorsque Donald Trump a décrété une hausse des taxes à l'importation sur l'acier et l'aluminium turcs, désormais de 50% et 20% respectivement. Des sanctions, selon l'économiste turc Ahmet Insel, dont "les raisons sont davantage politiques qu’économiques". Mais le matin-même, avant l’annonce de ces sanctions spécifiques à la Turquie, la livre turque dévissait déjà.

Perte de confiance

Si les mesures américaines font office d'accélérateur, la crise financière révèle surtout la perte de confiance des acteurs économiques, tant turcs qu’étrangers, à l’égard de la politique économique du gouvernement turc. "L’économie turque est très fragilisée. Elle a besoin de capitaux extérieurs, insiste Ahmet Insel. Or la Turquie fait fuir les investisseurs internationaux, ce qui alimente la crise financière." Désormais, nombreux sont ceux qui redoutent que cette dégringolade de la devise turque dégénère en une grave crise économique.

L’Europe éclaboussée ?

La dépréciation record du 10 août a créé une onde de choc planétaire qui a entraîné dans son sillage les principales bourses européennes. Toutes ont clôturé dans le rouge, le secteur bancaire étant le premier touché. Immédiatement, la BCE a alerté sur les risques d'une crise de l’endettement dans le sillage de la crise financière : "Il y a environ 130 milliards d’euros de créances européennes en Turquie," explique Ahmet Insel. 

La  chute de la livre est porteuse de risques considérables pour l'économie, en particulier pour le secteur bancaire et les trois banques européennes qui ont d’importantes participation dans des banques turques. En cas de crise financière, elles seront en première ligne – ce vendredi, leur cotation en bourse, aussi, a brutalement baissé.

Crise politique

S’il y a des raisons économiques à l’accélération de la crise, le fond est politique. "La mise en place d’un régime hyperprésidentiel, avec la suspension de l’Etat de droit et la perte de confiance en la justice et en les règles économiques de base, provoque une perte de confiance généralisée des acteurs économiques," constate Ahmet Insel. En suivant une course effrénée vers toujours plus de croissance et en soutenant des thèses économiques peu orthodoxes — baisser les taux d'intérêt pour baisser l'inflation, Erdogan fait frémir les marchés.

Après sa victoire aux élections du 24 juin, le président a nommé son gendre Berat Albayrak à la tête d'un super-ministère des Finances, écartant certains responsables appréciés des marchés. Quant à la banque centrale, censée être indépendante, mais en réalité soumise aux pressions du pouvoir, elle rechigne à relever ses taux, délaissant ainsi un outil traditionnellement utilisé à travers le monde pour soutenir la monnaie et réguler l'inflation. Sa décision de ne pas toucher aux taux en juillet alors que l'inflation atteignait près de 16% en glissement annuel a atterré les marchés.

Et maintenant, que peut-il faire ?

Pour l’heure, Erdogan a appelé ses concitoyens à la "lutte nationale" en échangeant leurs devises étrangères pour soutenir leur monnaie ! Mais si l'effondrement de la livre se poursuit et menace de dégénérer en crise économique, le gouvernement turc dispose de certains leviers pour faire face : il pourrait prendre des mesures de contrôle des capitaux ou encore faire appel au Fonds monétaire international même si cette dernière mesure serait difficile à avaler pour le président Erdogan qui s'enorgueillit d'avoir réglé les dettes de la Turquie.

Voir tout notre dossier ► La Turquie de Recep Tayyip Erdogan

Erdogan pourrait en revanche fermer les yeux sur une hausse en urgence des taux de la banque centrale, une mesure déjà prise en mai. Reste que, pour l'instant, "le gouvernement, et en particulier le président Erdogan, s’entête dans cette vision un peu nationaliste, un peu religieuse, qu’il considère être la solution pour imposer la Turquie en défiant le reste du monde," constate Ahmet Insel.

Peu après l'annonce des sanctions économiques américaine, ce 10 août, le président Erdogan a déclaré s'être entretenu au téléphone avec son homologue russe Vladimir Poutine — les deux dirigeants auraient notamment parlé échanges commerciaux…