La “moralisation de la vie publique“ est-elle un leurre?

En réaction à l'affaire Cahuzac, le gouvernement Ayrault a décidé de rendre publique la situation patrimoniale de ses ministres lundi 15 avril 2013, et promet de durcir la législation en vigueur. Dans toute l'Europe, c'est à chaque scandale la même réaction, mais les mesures adoptées préviennent-elles réellement des conflits d'intérêt ou de l'exil fiscal? Tour d'horizon.  
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La “moralisation de la vie publique“ est-elle un leurre?
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"38 ministres, 37 maisons, 29 appartements, 40 voitures, 2 bateaux et trois vélos..." Ce mardi 16 avril 2013, le Parisien résume en Une la publication des patrimoines des ministres. En quoi cet inventaire fait-il avancer la "moralisation de la vie publique", vaste opération annoncée par François Hollande? "Pour nous, ça va dans le bon sens" indique Myriam Savy, chargée d'étude pour Transparency International, l'association qui milite pour la transparence et l'intégrité de la vie politique et économique. "La transparence sur des déclarations de patrimoine, c'est une première mesure qui vise à renforcer la confiance des Français, mais il faudra aller beaucoup plus loin, et surtout assurer qu'il y ait un réel contrôle sur ces déclarations." Il faut dire que la France fait preuve d'un certain retard en la matière, "c'est ce que nous avions dit dans un rapport publié en 2012 sur la corruption en France, c'était même l'un des principaux constats : elle est 9ème par rapport aux autres pays de l'Union Européenne dans l'indice de perception de la corruption." Comble de l'ironie, l'ONG demandait en décembre dernier au gouvernement de faire de la lutte contre la corruption la "grande cause nationale".   

“Pour la transparence, chaque signature compte“

Moralisation ou communication?
   "Il est trop tôt pour dire si c'est un 'coup de com' ou pas. Mais c'est sûr que si jamais le 24 avril les projets de lois présentés ne sont pas à la hauteur des attentes suscitées par ces annonces, on le dira haut et fort" prévient Myriam Savy. Ce qui inquiète le plus les membres de Transparency, ce sont les "coquilles vides" car il existe déjà un "cadre législatif très étendu, voire très strict, avec des sanctions parfois très sévères. Le problème c'est que les lois sont faiblement appliquées à cause des manques de moyens" explique Myriam Savy. A l'image de la Commission pour la transparence financière de la vie politique, qui existe depuis 1988 et qui est chargée de contrôler les déclarations de patrimoine en début et en fin de législature, afin de vérifier qu'il n'y a pas eu d'enrichissement suspect pendant le mandat. "Depuis des années, elle dit elle même qu'elle n'a pas les moyens d'effectuer ce contrôle et finalement, elle ne sert pas à grand chose." Ainsi, la promesse de François Hollande de créer une Haute Autorité qui étudiera la situation de chaque ministre avant et après sa nomination pousse à la vigilance. Contrairement à la Commission pour la transparence financière de la vie politique, "il faudra qu'elle puisse avoir les moyens et les pouvoirs des magistrats financiers pour accéder facilement aux documents bancaires et fiscaux, pour pouvoir contrôler effectivement les déclarations de patrimoine et les déclarations d'intérêts" espère Myriam Savy.

Au parlement européen : beaucoup de bruit pour rien

La “moralisation de la vie publique“ est-elle un leurre?
La déontologue de l'Assemblée Nationale, Noëlle Lenoir, a pris ses fonctions en octobre 2010.
Lorsqu'en 2011, plusieurs journalistes du journal britannique The Sunday Times ont piégé des parlementaires européens en se faisant passer pour des lobbyistes, de nombreuses mesures avaient été prises pour plus de transparence. La déontologue de l'Assemblée Nationale et ancienne ministre déléguée aux affaires européennes, Noëlle Lenoir,  détaille leur fonctionnement. "Les parlementaires envoient leurs déclarations qui sont remplies plus ou moins, ou pas du tout, avec des informations qui ne sont pas toujours exactes, voire même fallacieuses. C'est ensuite diffusé sur le site Internet du parlement européen" Que se passe-t-il une fois que ces déclarations sont publiées? "L'idée, qui ne me parait pas extraordinairement justifiée, explique Noëlle Lenoir, c'est que le contrôle doit appartenir à la société civile. Le raisonnement consiste à dire qu'il n'appartient pas à l'assemblée de contrôler, d'avoir quelque pouvoir d'investigation, voire même de demander des précisions, c'est au citoyen de s'en saisir". Autant dire que ces déclarations restent lettre morte, ne faisant l'objet d'aucun contrôle. Au sein de l'Assemblée Nationale française, les pouvoirs de la déontologue Noëlle Lenoir ne sont pas non plus extraordinairement étendus. Même si elle se défend d'occuper une fonction purement symbolique, elle admet ne pas être "ni un juge d'instruction, ni la police judiciaire. Je n'ai donc pas de pouvoir d'investigation ou de contrôle, mais j'ai quand même le pouvoir de demander des précisions et d'interroger" une fois qu'elle a réceptionné les déclarations d'intérêt que les 577 députés doivent lui adresser. Des pouvoirs plus étendus pourraient-ils prévenir d'éventuels scandales?

Les modèles du genre ne sont pas à l'abris des scandales

L'idée de rendre des comptes, la notion d'"accountability" nous vient des anglo-saxons, dont le parlement est réputé pour être parmi les plus strictes. "Et pourtant, cela n'a pas empêché l'explosion d'un scandale quasi-généralisé au sein du parlement anglais" affirme Noëlle Lenoir, évoquant l'affaire des notes de frais révélée par le Daily Telegraph en mai 2010.  Même constat en Suède, où chaque citoyen doit rendre son patrimoine public. Une politique qui semble impensable en France où la moindre question salariale apparait comme une violation de son intimité. "Il y a vraiment une culture politique complètement différente où le principe de transparence est complètement accepté autant par les citoyens que par les élus. Ce n'est même pas la loi qui les oblige à rendre publiques ces informations, mais la pratique" explique Myriam Savy, de Transparency International. Elle affirme cependant que "même dans les pays du Nord il y a des scandales qui éclatent de manière ponctuelle. Même avec une culture plus éthique, il y a pas mal de problèmes et ça fait en général beaucoup de bruit car les écarts en matière d'éthique sont très peu tolérés. La moindre information qui sort dans la presse conduit généralement à la démission de la personne mise en cause." Si de tels systèmes ne suffisent pas à prévenir des scandales politiques, la "moralisation de la vie publique" est-elle un leurre?

“Les politiques, tous pourris“?

La “moralisation de la vie publique“ est-elle un leurre?
Le démographe Emmanuel Todd
"Les politiques tous pourris" c'est un double leurre explique Emmanuel Todd. L'ingénieur de recherche à l'institut national d'études démographiques, qui multiplie les casquettes d'historien, d'anthropologue, de sociologue et d'essayiste a un avis bien tranché sur la question. "D'un côté, cette affirmation détourne l'attention de ce qu'il faudrait vraiment étudier, c'est à dire le patrimoine, et comment évaluer le patrimoine de tous ces gens qui assurent l'interface entre le haut de l'Etat et le système bancaire, qui sont d'ailleurs les mêmes qui ont fait échouer la réforme bancaire de François Hollande. Très honnêtement, le problème ne se pose pas à l'assemblée nationale" explique Emmanuel Todd pour qui la moralisation de la vie publique se trompe de cible. "Le deuxième leurre c'est de se complaire dans ce débat pour éviter de parler du fait que ceux qui sont aux commandes sont contraints d'aller dans le mur économique et ne savent plus quoi faire. Ces gens là ne sont justement pas aux commandes, et c'est ça qui est terrible" déplore Emmanuel Todd. "Evidemment, il faut un minimum de moralité dans la vie publique, la France n'est pas le pire pays, sans être le meilleur non plus mais je pense que les gens sont prêts à passer l'éponge sur un tout petit peu de corruption si les élus font leur travail. Mais ce qui est terrible aujourd'hui c'est la conjonction de la corruption et de l'incompétence."

“Les gens qui contrôlent l'Etat ne veulent pas que l'Etat contrôle“

L'affaire Cahuzac ne doit pas être interprétée comme un cas isolé mais comme l'exemple d'un système. Le système en question n'est pas celui d'une classe politique corrompue mais celui des "professeurs d'austérité à travers l'Europe qui sont des gens qui ont un rapport particulier avec l'argent et les riches". Emmanuel Todd cite les exemples de Mario Monti, l'ancien président du Conseil italien, ou encore Mario Draghi, le président de la banque centrale européenne, qui ont des liens étroits avec Goldman Sachs, la banque d'affaires américaine impliquée dans la crise financière. "Il y aurait toute une direction de critique du système qui devrait aller vers l'analyse du rapport entre les gens du haut de l'appareil d'Etat, les ministres du budget, des finances, les personnes qui contrôlent les finances publiques, les inspecteurs des finances, le haut de l'appareil d'Etat, et les interactions avec le système bancaire au lieu de se tourner vers une mise en question générale des hommes politiques et de tous les ministres sans distinction." En résumé "Je m’intéresse beaucoup plus aux liens matrimoniaux entre la BNP ou la Société Générale et la direction des finances, qu'au patrimoine de la ministre de la jeunesse et des sports". Les politiques français peuvent être aussi transparents que les citoyens suédois, "c'est très bien, mais ça ne change rien" estime Emmanuel Todd. "Le sentiment d'impuissance est le même puisque les gens qui contrôlent l'Etat ne veulent pas que l'Etat contrôle. Actuellement, on l'a vu au moment de la réforme bancaire, ce sont les banques qui contrôlent l'Etat, donc si les banques contrôlent l'Etat, il n'y aura pas de contrôle de l'Etat sur les banques!" conclut le démographe avant de préciser "... et je suis un homme modéré de centre gauche."