Fil d'Ariane
“De toutes façons maintenant ils sont dans les eaux anglaises et s’ils rappellent, qu'ils contactent le 999 (les secours anglais).” Au téléphone, un représentant du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross), chargé de recevoir les appels à l’aide de naufragés dans la Manche. Il répond à un passager d’une embarcation en détresse, le 24 novembre dernier. Ce dernier l'alerte du dégonflage du bateau, menaçant leur sécurité. Le temps passe, les autorités anglaises et françaises se renvoient la balle. Bilan de cette attente, 27 morts, le pire naufrage dans la Manche. Ce sont les révélations de l’enquête menée par le journal français Le Monde et parue un an plus tard, le 14 novembre 2022.
Le drame fait écho à un autre drame, celui du navire humanitaire affrété par l’ONG SOS Méditerranée, l'Ocean Viking. Secourus par le bateau, les rescapés ont dû attendre plus de deux semaines avant d’accoster. Ils ont finalement débarqué à Toulon, en France, le samedi 12 novembre.
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En cause de cette longue attente, à nouveau, un désaccord entre deux pays, cette fois-ci au sein de l’espace Schengen, l’Italie et la France. Ni l’un, ni l’autre ne voulait recevoir le bateau de 234 rescapés, pour ne pas à avoir à prendre en charge leur demande d’asile. Depuis 2013, la demande de l’examen de la demande d'asile d'un exilé incombe au premier pays d'entrée en Europe. C’est le règlement de Dublin.
Si un migrant passe par l'Italie avant d’arriver en France, alors la France, en théorie, n’est pas tenue d'enregistrer sa demande. Dans le cas des rescapés de l’Ocean Viking évoqué précédemment, c’est donc la France qui sera chargée d’enregistrer la demande d’asile de tous les exilés.
C'était juste un transfert de charge entre les vieux pays de l'UE et ceux qui ont des frontières extérieures, à qui on a refilé la patate chaude.Pierre Henry, spécialiste des questions d'asile à l’AFP
Le texte de Dublin a été signé en 2013 par les membres de l'Union européenne, mais aussi la Suisse, l'Islande, la Norvège et le Liechtenstein. Chaque pays peut toutefois faire fi du règlement et décider de prendre en charge un demandeur d'asile.
Mais "Dublin dysfonctionne. Depuis sa création, on parle de sa réforme", rappelle Pierre Henry, spécialiste des questions d'asile à l’AFP. “C'était juste un transfert de charge entre les vieux pays de l'UE et ceux qui ont des frontières extérieures, à qui on a refilé la patate chaude", comme l'Italie, la Grèce ou Malte, analyse-t-il.
L'Italie ou la Grèce n'ont eu de cesse de réclamer davantage de solidarité de la part de leurs voisins. À l'inverse, les autres pays jugeaient qu’ils n'étaient pas assez rigoureux dans leurs examens.
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Mais le principal point de conflit au niveau européen se situe dans "l'absence de reconnaissance mutuelle des décisions", analyse Didier Leschi, patron de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII).
Admettons qu’une personne soit déboutée de sa demande d'asile en Allemagne. Elle arrive donc en France, pour tenter sa chance. Mais pour se faire, elle doit séjourner 6 ou 18 mois selon les cas.
"Un Afghan qui demande l'asile en France a été en moyenne refusé deux fois dans d'autres pays", poursuit Didier Leschi, relevant "l'incohérence du système".
Pour pallier cette incohérence, l’UE a signé un accord en juin 2022 visant à instaurer le "mécanisme volontaire de solidarité". Il est destiné à aider les États dits de "première entrée". Il propose soit des relocalisations de demandeurs d'asile dans un autre pays ou une contribution financière visant à les aider à prendre en charge ces demandeurs d’asile. Un système qui manque de faire encore ses preuves, aux vues des derniers désaccords entre l’Italie et la France sur l'Ocean Viking.
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Les associations réclament aussi une meilleure coopération internationale avec les États extérieurs à l’UE. Selon Fanélie Carrey-Conte, représentante de l’association de soutien aux exilés, la Cimade, “les pays de l’UE devraient considérer les pays extérieurs comme des pays partenaires. Et non pas des exécutants de la politique de fermeture des frontières.”
Exemple marquant, le pacte migratoire UE-Turquie. Signé en 2015 dans le contexte de la guerre en Syrie, et de la crise migratoire, il prévoit le renvoi vers la Turquie de tous les migrants entrés en Grèce et dont la demande d’asile a été refusée. En contrepartie, la Turquie a obtenu de l’Union européenne deux tranches de trois milliards d’euros destinés à la gestion des exilés sur le sol turc. Cet accord a été renouvelé en mars 2021.
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Pacte UE-Turquie, UE-Liban, UE-Jordanie... Les associations dénoncent le caractère presque systématique de ces accords : l’UE fournit un appui financier et les États extérieurs s’engagent à faciliter le retour des personnes en quête d’asile, rappelait la directrice du bureau international d’Amnesty International en 2016, Iverna McGowan.
Un nouvel accord vient d’ailleurs d’être signé entre la France et le Royaume-Uni, pour faire face aux traversées illégales dans la Manche, que 40 000 personnes ont tenté de traverser cette année. Ils misent cette fois-ci sur le renforcement du système de renseignement pour arrêter les passeurs.