La pression s'accroît sur Ryad, accusée de l'assassinat à Ankara d'un journaliste saoudien gênant

Malgré leurs protestations d'innocence, des accusations se précisent contre les autorités saoudiennes suspectées d'avoir fait assassiner ou enlever le 2 octobre un journaliste gênant dans leur consulat d'Ankara. Une chaîne de télévision turque a diffusé ce 10 octobre des images de vidéosurveillance montrant notamment l'entrée au consulat saoudien d'Istanbul du journaliste Jamal Khashoggi et l'équipe soupçonnée d'être responsable de sa disparition. L'affaire prend une dimension internationale.
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Jamal Khashoggi
Jamal Khashoggi à son entrée au consulat d'Arabie Saoudite à Ankara le 2 octobre. Il semble n'en être pas sorti vivant.
(CCTV/Hurriyet via AP)
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Les autorités de Ryad ont-elles assassiné et découpé en morceaux dans leur consulat d’Ankara un journaliste saoudien qui les contrariait ?  Le Washington Post le pense, de même que plusieurs responsables turcs. D'autres avis penchent pour l'enlèvement.L'Arabie saoudite se défend des deux. Soumise à une pression croissante, elle a donné son feu vert pour une fouille de son consulat à Istanbul par les services de sécurité turcs. « Les autorités saoudiennes ont fait savoir qu'elles étaient prêtes à coopérer et qu'une fouille pourrait avoir lieu au consulat », a indiqué le porte-parole du ministère turc des Affaires étrangères dans un communiqué. « Cette fouille va avoir lieu ».

Suspicions

Jamal Khashoggi, un journaliste saoudien peu amène avec le pouvoir de Ryad qui écrivait notamment pour le Washington Post, s'est rendu au consulat le 2 octobre, sur rendez-vous, pour des démarches administratives. Selon la police turque, il n'en est jamais ressorti.

Dans un entretien vendredi à l'agence Bloomberg, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a affirmé que Jamal Khashoggi était effectivement « entré » au consulat mais qu'il en était sorti peu après.

 
Protestation
Des militants d'une association de droits de l'homme à Ankara le 9 octobre 2018.
(AP Photo/Lefteris Pitarakis)
Des responsables turcs ont en revanche affirmé samedi soir que, selon les premiers éléments de l'enquête, M. Khashoggi, 59 ans, a été assassiné dans le consulat. Des informations qualifiées de « dénuées de fondement » par Ryad.

Citant un responsable américain briefé sur la question par ses homologues turcs, le Washington Post a affirmé que « le corps de Khashoggi a été probablement découpé et mis dans des caisses avant d'être transféré par avion hors du pays ».

Réagissant avec vigueur, le président turc Recep Tayyip Erdogan avait mis lundi 8 octobre les autorités saoudiennes au défi de « prouver » qu'un journaliste saoudien porté disparu avait quitté le consulat saoudien à Istanbul, après des informations sur son assassinat par des agents de Ryad. « Les responsables du consulat ne peuvent pas s'en tirer en disant qu'il a quitté le consulat, les autorités compétentes doivent le prouver », a déclaré le chef de l'Etat turc lors d'une visite à Budapest. « S'il est en parti, vous devez le prouver avec des images », a-t-il ajouté.

Transports macabres ?

Une chaîne de télévision turque a diffusé ce 10 octobre des images de vidéosurveillance montrant notamment l'entrée au consulat saoudien d'Istanbul du journaliste Jamal Khashoggi et l'équipe soupçonnée d'être responsable de sa disparition.
 

Les images montrent un van entrer dans le consulat puis en ressortir et se rendre à 15h08, selon 24 TV, à la résidence du consul toute proche.

Selon le rédacteur en chef du quotidien Aksam, Murat Kelkitlioglu, s'exprimant sur 24 TV lors de la présentation des images, il est « certain » que M. Khashoggi est transporté dans ce van, mort ou vivant.

Des sources turques, citant l'enquête en cours , ont en effet affirmé durant le weekend que les premiers éléments indiquaient que M. Khashoggi avait été assassiné dans l'enceinte du consulat. Mais certains médias turcs ont évoqué mardi la possibilité qu'il ait été enlevé et emmené en Arabie saoudite.

La chaîne publique turque en langue anglaise TRT World a d'autre part rapporté mardi 9 octobre que les autorités turques soupçonnaient un groupe de Saoudiens, venus à Istanbul le jour de la disparition du journaliste, d'être repartis avec les images de vidéosurveillance du consulat.

Selon des informations du quotidien progouvernemental Sabah, deux avions privés appartenant à une entreprise proche du pouvoir saoudien ont atterri à Istanbul le 2 octobre et en sont repartis le même jour, l'un vers Dubaï aux Emirats, l'autre vers l'Egypte. Depuis ces deux pays alliés de Ryad, ils sont ensuite retournés en Arabie saoudite.

Les personnes à bord de ces vols avaient, toujours selon Sabah, des chambres réservées dans des hôtels proches du consulat jusqu'au 5 octobre. Certaines d'entre elles ont eu le temps d'y déposer leurs affaires et de les récupérer le jour-même, mais aucune d'entre elles n'y a passé la nuit.

Six véhicules ont également été vus sortir du consulat deux heures et demie après l'entrée de Khashoggi, ajoute le quotidien turc, qui évoque également la possibilité que le journaliste n'ait pas été tué, mais transporté à bord d'un de ces avions.

Sabah affirme également que les employés turcs de la résidence du consul, située à 200 mètres du consulat et où certains véhicules sont également entrés et sortis au cours de la journée, se sont vu accorder « précipitamment » un jour de congé pour le 2 octobre.

Une figure du journalisme ... et de la Cour

L'affaire Jamal Khashoggi pourrait gravement affecter l'image du royaume et de son prince héritier, ainsi que les relations diplomatiques avec la Turquie.

 
Jamal
Jamal Khashoggi, photographié en décembre 2014
(AP Photo/Hasan Jamali)
Jamal Kamoshi est - ou était - un journaliste de renom, connu pour son franc-parler, qui s'est exilé aux Etats-Unis en 2017 après être tombé en disgrâce à la cour du prince héritier Mohammed ben Salmane.

Brillant intellectuel âgé de 59 ans, il n'a jamais mâché ses mots, que ce soit lorsqu'il a dirigé des rédactions dans son pays ou quand il a pris la plume depuis l'Occident pour critiquer le royaume saoudien à l'ère du puissant prince Mohammed, surnommé « MBS ».

 Connaisseur de l’intérieur de la monarchie saoudienne, il incarne – ou incarnait - pour elle une menace plus redoutable qu’une opposition classique. Son renom international donne à sa disparition un retentissement qui n’avait peut-être pas été prévu.

Retentissement

A Londres, le Foreign Office a dit travailler d'arrache-pied pour vérifier les accusations « extrêmement sérieuses » sur le présumé meurtre.

Washington,  malgré son alliance avec  Ryad, a déclaré suivre de près l'affaire et appelé à une « enquête approfondie » et transparente.

 
Cameramen
Un retentissement imprévu : cameramen rassemblés devant le consulat d'Arabie à Ankara, en solidarité avec le journaliste disparu.
(AP Photo/Lefteris Pitarakis)
Le président américain Donald Trump s'est dit « préoccupé ». L’un de ses fidèles, le sénateur américain Lindsey Graham, a prévenu lundi l'Arabie saoudite que, si les informations selon lesquelles le journaliste saoudien Jamal Khashoggi a été assassiné sont confirmées, les conséquentes seraient «  dévastatrices » pour les relations entre Ryad et Washington.

La Commission européenne dit seulementt « attendre des éclaircissements des autorités saoudiennes sur le sort de M. Khashoggi ».

Encore plus compréhensive, la France s’est bornée à souhaiter via un communiqué du Quai d’Orsay que le sort du journaliste soit éclairci « le plus rapidement possible ». Paris est traditionnellement - mais plus encore depuis quelques années - un ami inconditionnel et peu regardant du régime de Ryad, allié dans la région et partenaire commercial majeur.