L'Assemblée nationale française vote ce 25 novembre solennellement une réforme territoriale qui bouleverse la carte régionale du pays héritée du passé en attendant – repoussée à plus tard – la remise en cause des départements créés sous la Révolution. Présentée comme une nécessité de la modernisation, elle suscite de multiples objections et résistances.
Pays
Ce devait être une réforme consensuelle. C'est devenu un psychodrame politique très français. En se lançant dans un bouleversement territorial majeur incluant le redécoupage des régions et, initialement, la suppression des départements, le gouvernement socialiste s’est engagé sur un terrain plus sensible qu’il n’y paraît, remettant en cause, bien au-delà de la rationalisation promise, des éléments constitutifs du roman national. Sur le point le plus historiquement chargé – les départements – il a déjà reculé.
Egalité
Le département, tout Français l'apprend à l'école primaire, naît de la révolution, au cours de laquelle il prend la place des « provinces »... ancêtres des régions. Issues de l'époque féodale, celles-ci sont une quarantaine à la fin de l'ancien régime, et leur nom se confond alors encore souvent avec ceux de grands aristocrates (Anjou, Artois, Bourgogne …). A la fois « pays » (regio, en latin) et lieu d'une population supposée spécifique, elles portent, à l'inverse du futur département, une connotation identitaire et des particularismes tolérés par une monarchie dont l'absolutisme demeure, à certains égards, théorique. Dès le début du XVIIIème siècele, des voix s’élèvent pour réclamer – déjà – une simplification et surtout une homogénéisation administrative du royaume, régi par d’innombrables pouvoirs et coutumes. Ce sera l'une des premières œuvres de la Révolution française. L'égalité énoncée dans sa devise est aussi – et d'abord – celle du territoire. Le 7 septembre 1789, l'abbé
Sieyès propose à l'
Assemblée nationale l'élaboration d'un plan pour sa réorganisation. Sa mise en œuvre ne traîne pas. Après avoir écarté un premier schéma géométrique l’
Assemblée nationale constituante adopte le 11 novembre 1789 un projet de découpage du royaume en départements. Leur nombre – 83 – et leurs contours – souvent ceux d'aujourd’hui – sont rapidement fixés. Principe commun : des entités de tailles équivalentes, suffisamment petites pour qu'on y soit partout à portée du chef-lieu. De ce dernier, où sont concentrés les autorités déléguées et services administratifs, il doit être possible de se rendre en tout point du département et d'en revenir à cheval dans la journée. Une règle de bonne gestion, qui vise aussi à asseoir un pouvoir politique attentif au danger contre-révolutionnaire et soucieux de centralisation. Rompant avec ceux de l'ancien régime, les noms sont choisis en fonction de la géographie (Puy de Dôme, Landes..) et de l'hydrographie (Rhône, Haute-Loire...). Achevée en quatre mois, la réforme devient rapidement emblématique. Lors de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 au Champ de Mars – qui célèbre l'unité d'une France à la fois monarchique et révolutionnaire – les représentants figurant la nation sont rangés devant le roi Louis XVI sous les 83 bannières des départements. Chacun d'eux est pourvu dès l’origine d’une assemblée élue. Son nom de Conseil général n’apparaît qu'en 1800, sous le Consulat, de même que le Préfet, institué par Bonaparte. Le nombre de départements variera au gré des conquêtes (napoléoniennes, coloniales) ou des revers de même que leurs structures administratives (élues ou nommées) mais leur principe – totalement adopté par la population comme en témoigne la littérature du XIXème siècle – n'est plus remis en cause... jusqu’à nos jours, au profit de la région revisitée par l'air du temps.
Le retour des provinces
Étouffée par la Révolution, la sensibilité régionale fait paradoxalement une timide réapparition un siècle plus tard, sous la Troisième République, avec l'abandon des espoirs de restauration monarchique. Elle est portée avec plus ou moins de foi par des intellectuels comme Frédéric Mistral, des socialistes modérés dont Jaurès, ou plus sérieusement le théoricien royaliste Charles Maurras. Inspiré par ce dernier, le régime collaborationniste de Vichy s'efforce de réaliser une « renaissance provinciale », et instaure en 1941 dix-huit préfets régionaux. Leur rôle restant essentiellement directif ou répressif, on est loin cependant du « retour aux provinces » prôné par les idéologues de la « révolution nationale ». La Libération met un terme à la comédie, et l'idée régionale en sort un peu plus discréditée. Elle réapparaît en 1955 sous le gouvernement de Pierre Mendes-France, soucieux, dans la perspective de la construction européenne, d’améliorer la répartition des activités économiques du territoire. Vingt-et-une « circonscriptions d'action régionales » sont délimitées, qui deviendront, les « régions de programmes ». Quatorze ans plus tard, le Général De Gaulle tente d'en renforcer les prérogatives mais son référendum de 1969 en ce sens échoue pour d'autres raisons : il est perçu comme un plébiscite et le "non" l'emporte, entraînant la démission du fondateur de la Vème République. La régionalisation sera finalement l’œuvre des socialistes avec les lois de décentralisation de 1982-1983 impulsées par Gaston Defferre, ministre de l'Intérieur de François Mitterrand. Celles-ci donnent aux vingt-deux régions (définies pour l'essentiel selon le modèle élaboré en 1956) un Conseil élu au suffrage universel, le transfert d'un certain nombre de compétences de l'État (routes, hôpitaux, lycées...) et les ressources afférentes. Les premières élections régionales ont lieu en 1986. Bien que tacitement inspirée dans ses contours et dénominations des provinces d'ancien régime, la région n’est plus associée à une nostalgie contre-révolutionnaire, irrédentiste ou même un pouvoir opposé à Paris. On se garde bien, pourtant, de la substituer alors au département ou d'annoncer le dépérissement de ce dernier. Malgré son amoindrissement, celui-ci conserve d’importantes prérogatives en matière sociale, éducative et de développement. Il reste, surtout, une structure de proximité précieuse dans la France rurale. Quant à la région, sa légitimité acquise en un demi-siècle repose largement sur sa position complémentaire, plus étendue mais cependant ancrée localement et historiquement dans son terroir.
Déserts
Or, loin de disparaître, cette exigence tacite perdure aujourd’hui, dans un contexte de désertification des campagnes et de retrait de l'État, où des petites localités, tout en retrouvant parfois une certaine densité du fait de l'afflux de nouvelles couches « rurbaines », se trouvent privées de services publics primordiaux (chemins de fer, tribunaux, maternités, écoles...). Et si beaucoup de Français s'accordent à critiquer la multiplicité des échelons de décision (commune, groupement de communes, département, région, le fameux « millefeuille territorial » souvent dénoncé sans autre examen), ils risquent de s'exaspérer plus encore d'une disparition ou d'un « redéploiement » opaque de structures ou services familiers du département ou de la région actuelle. Voire du décrié « conseiller général » ou « régional », qui reste tout de même un interlocuteur-voisin plus abordable que l’élu d’une future entité « régionale » abstraite et grande comme la Belgique. Plusieurs études récentes de sociologues mettent en lumière le lien entre un sentiment croissant d'abandon public et la montée du vote pour le Front National dans les zones rurales ou péri-urbaines. Supprimer les échelons les plus perceptibles au-dessus de la commune - souvent démunie - peut paraître aventureux, sinon inspiré par une logique libérale de désengagement.
Doutes
Apparemment plus simple et finalement première abordée dans la réforme française en cours, la mutation de la région n'est à cet égard pas moins problématique que son corollaire - repoussé mais pas abandonné - de la suppression des départements. Treize régions en perspective, selon la dernière mouture du gouvernement, au lieu de vingt-deux, au terme de fusions qui donnent lieu à de vives controverses et ouvrent de durables mécontentements. Si certaines d'entre elles sont assez consensuelles, comme celle de la Haute et de la Basse Normandie, d'autres se heurtent à de fortes oppositions, comme celle de l’Alsace, de la Lorraine et de la Champagne, qui fautes d'affinités et attachées à leurs particularités, s'opposent au mariage forcé. D'autres enfin, sans avoir provoqué de tollé, laissent songeur : la région Rhône-Alpes-Auvergne, ainsi, s'étendra des monts du Cantal aux frontières suisse et italienne, englobant deux massifs majeurs (central et alpin) ; sa traversée d'Est en Ouest nécessitera une journée d'automobile, seul moyen de transport après la fermeture des lignes de chemins de fer transversales. Quelle réalité régionale et unitaire à de tels montages ? Argument choc de tout débat français, l’invocation du modèle étranger ne convainc pas d’avantage les incroyants. Moins peuplé que la France, font-ils valoir, le Royaume-Uni est ainsi doté d'une organisation bien plus complexe. Il comprend l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne, celle-ci incluant (pourvues d’institutions propres) l’Écosse, le Pays de Galles et l’Angleterre ; les administrations locales de cette dernière comptent quatre niveaux : région (instituée par Tony Blair), des comtés (county), districts (borough), paroisses civiles (civil parish). Le même fameux « millefeuille » prévaut en Italie et en Espagne. Quant à l’Allemagne, modèle très cité, sa division en vastes Länders provient de la particularité de son histoire … et de son caractère intrinsèquement fédéral, qui ne peut être décalqué.
“Détricotage“?
D'un effet économique improuvé, la réforme territoriale française – après avoir été accueillie mollement - est de plus en plus suspectée par ses adversaires – au-delà des eurosceptiques des deux bords ou de la gauche radicale - d’obéir à des impératifs moins innocents, et en premier lieu l'injonction européenne. Depuis sa création et surtout sa montée en puissance, le « grand dessein » de la « grande-Europe » réclame des « grandes régions ». On peut certes voir dans l'emploi inlassable de superlatifs l'expression naïve d'une communication portée sur l'emphase. Certains perçoivent en arrière-plan une logique de « détricotage » des États-Nations et de leurs subdivisions historiques (en France, régions nées des provinces, départements mais aussi, à terme, communes, supplantées par des regroupements intercommunaux de gestion) au profit d'une Europe fédérale rêvée, assemblage de regroupements économiques plus qu'entités territoriales, géographiquement informes et politiquement sans mémoire. Que le bouleversement de l'héritage territorial soit porté en pays jacobin par un pouvoir issu du Parti socialiste peut sembler paradoxal. Il n’est pas moins cohérent avec la volonté répétée de ses dirigeants de renoncer aux concepts « du passé » qui selon eux, entravent tant la croissance que la modernisation de la gauche. Certains politologues français, plus trivialement, évoquent la volonté d'un président en posture délicate d'occuper le terrain politique et médiatique par un chantier spectaculaire, qui présente aussi l'avantage – et le risque pour son succès – de réunir ...ou diviser le pays au-delà des clivages classiques. Alors que le dit-président jouit d’une popularité voisine de 12 %, que son camp a perdu les municipales en mars dernier, les élections européennes en mai et le Sénat en septembre, son gouvernement n'étant soutenu à l'Assemblée nationale que par une majorité précaire, le pari, au delà du vote sans surprise de la réforme, peut sembler audacieux.
Les maires circonspects sur la réforme territoriale (enquête)
25.11.2014avec AFPLes deux tiers des maires et adjoints au maire estiment que la réforme territoriale voulue par le gouvernement n'est pas un progrès pour la décentralisation, selon le baromètre 2014 du Courrier des maires. Cette réforme consiste à réduire le nombre des régions et des intercommunalités pour augmenter leur taille et leur rayonnement, et à accroître les compétences des régions au détriment des départements. Pour 68% des élus communaux interrogés, la réforme gouvernementale ne constitue pas un progrès pour la décentralisation. 21% pensent l'inverse, 10% "ne savent pas". Néanmoins, la diminution de 22 à 13 du nombre des régions métropolitaines est approuvée par 65% de l'échantillon. En revanche, 38% seulement sont favorables à la suppression de tous les départements en 2020.
La carte des 13 régions votée après un baroud d'honneur des députés alsaciens
20.11.2014Agence France-Presse La carte des 13 nouvelles régions a été adoptée en deuxième lecture à l'Assemblée nationale, dans la nuit de mercredi à jeudi, après un ultime débat passionnel marqué notamment par le baroud d'honneur des députés UMP alsaciens contre la fusion avec Champagne-Ardenne et Lorraine. Environ six heures de débats ont encore été nécessaires dans l'hémicycle pour aboutir au vote de l'article 1er du projet de loi de réforme territoriale, qui prévoit la réduction du nombre de régions métropolitaines de 22 à 13 à compter de 2016. Sur la soixantaine d'amendements pour le supprimer ou le réécrire encore, aucun n'a été adopté. Le dialogue est "allé à son terme", a plaidé le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve, défendant notamment les choix de découpage au nom de la nécessité de donner aux régions la "taille critique" nécessaire face à d'autres régions européennes. La taille ne fait pas la puissance, ont objecté des députés de droite mais aussi de gauche, invoquant les cas des régions allemandes ou espagnoles. Observant qu'"aucune carte ne fera jamais l'unanimité" et affirmant que le gouvernement n'entend "ni heurter ni gommer les identités locales", le secrétaire d'Etat à la Réforme territoriale André Vallini a appelé à "faire enfin cette nouvelle carte des régions et cette réforme territoriale que les Français attendent". Mais la dizaine d'élus UMP alsaciens ont fait bloc jusqu'au bout pour tenter de maintenir l'Alsace seule, quelques heures après avoir déployé une grande banderole "Ne tuez pas l'Alsace" dans la salle des Quatre-Colonnes. "Dans quelle société peut-on marier les gens contre leur gré?", s'est exclamé Jean-Luc Reitzer, là où Laurent Furst a souligné que "l'Histoire nous a appris à vivre des moments difficiles mais aussi à ne jamais rien lâcher". En guise de démonstration par l'absurde, Eric Strauman a défendu deux amendements pour fusionner toutes les régions ou créer deux régions, l'Ile-de-France et la province. Dans leur combat, ils ont invoqué pêle-mêle la géographie ("la nouvelle région serait aussi grande que la Belgique"), l'histoire (les annexions de 1870 et 1940), l'économie (tournée vers l'Allemagne), le contre-exemple de la Bretagne et de la Corse inchangées, ou l'identité alsacienne avec le risque d'une montée de l'extrême droite aux cantonales et régionales de 2015. Depuis Mulhouse, où il poursuivait sa campagne pour la présidence de l'UMP, Nicolas Sarkozy a promis, si l'UMP revient au pouvoir, de "défaire" la carte de la réforme territoriale et affirmé que "l'Alsace est la région la plus ouverte au coeur de l'Europe". Dans l'hémicycle, les élus alsaciens de droite ont reçu le renfort du coprésident du groupe écologiste François de Rugy, soutien de "la revendication légitime d'une région Alsace, qui a une forte identité et travaille depuis des années à une réforme territoriale". Le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve a lui tenté un appel au calme en formant "le vœu que le débat ne soit pas l'occasion de rajouter des tensions aux tensions, des passions aux passions dans ce pays". Martelant l'absence "d'antinomie entre l'identité et la modernité", il s'est aussi voulu rassurant: "Strasbourg se trouvera plus forte si, dans son statut de capitale européenne, elle devient la capitale d'une grande région", le droit particulier des Alsaciens et Mosellans sera préservé... - Les Bretons toujours sur la Loire-Atlantique - Pour le nord, des socialistes, tel Bernard Roman, ont tenté en vain de repousser de trois ans la fusion du Nord-Pas-de-Calais avec la Picardie critiquée par la maire de Lille Martine Aubry, mais soutenue par exemple par l'ex-ministre Frédéric Cuvillier, pour lequel "la réponse à des souffrances qui peuvent être exploitées par des mouvements extrémistes n'est pas le repli sur soi". Des élus de gauche du sud ne sont pas parvenus à défaire la fusion Languedoc-Roussillon Midi-Pyrénées, au profit d'une fusion de Midi-Pyrénées avec l'Aquitaine entre autres. Pas plus de succès pour les élus de divers bords voulant fusionner Centre-Pays de la Loire. Des écologistes à l'UMP en passant par l'UDI, des bretons n'ont pas réussi à reconstituer la "Bretagne historique" à cinq départements, en rattachant la Loire-Atlantique, enlevée par "décret de Vichy". Ils chercheront donc à assouplir le "droit d'option", mécanisme prévu pour permettre à un département de changer de région une fois la nouvelle carte en vigueur en 2016. Le texte fera l'objet d'un vote solennel le 25 novembre.