Le 4 décembre 2011, trois mois avant l’élection présidentielle, 110 millions d’électeurs choisiront les députés du plus vaste territoire national au monde, de Vladivostok en extrême orient à Saint Petersbourg, aux marches de l’Europe. Si la presse russe n’est pas tendre avec le débat politique mené aussi bien par le parti de Mrs Poutine et Medvedev (nous ou le chaos) que par la plupart des opposants (sortez les sortants), les échanges intellectuels ou culturels se déplacent sur d’autres terrains, au premier rang desquels le cinématographique.
La nostalgie n'est plus ce qu’elle était...
Qu’y a-t-il de commun entre un médecin azéri, une prostituée maligne et des flics corrompus, une historienne intègre et un vice ministre en plein doute, un apprenti danseur, un vieux soldat mutilé d’Afghanistan et une mère porteuse ? Ils sont les héros du cinéma russe en 2011, l’un des plus productifs de la planète, revenu vingt ans après à son niveau de 1991, en quantité et en qualité, juste avant que l’Union soviétique s’auto dissolve. Alors que 110 millions de Russes s’apprêtent à élire leur Douma, la chambre basse du Parlement, en choisissant leurs 450 députés (pour 4 ans) parmi sept listes, sur fond de débat réduit à un degré presque zéro, il semble que les idées, les discussions, les échanges se poursuivent sur la scène artistique, en particulier cinématographique, comme en témoigne la sélection présentée lors de l’édition 2011 du
Festival du cinéma russe à Honfleur.
UNE RUSSIE DÉBARRASSÉE DES FANTÔMES DU PASSÉ Les cinéastes semblent avoir renoué, pour certains, avec l’ironie féroce pour les pouvoirs en place qui faisait les délices des spectateurs dans les années 80, alors que le régime soviétique touchait à sa fin. Leurs œuvres parlent d’une Russie d’aujourd’hui, débarrassée des fantômes du passé, mais sans reniement d’une histoire commune, souvent tournée en dérision. Dans Le fric, (?????), du jeune Konstantin Bouslov prix du meilleur premier film au Festival ouvert de cinéma russe Kinotavr, Russie, 2011), des flics plus ou moins corrompus, des mafieux, des pieds nickelés de l’arnaque, et une prostituée très maligne courent, à travers la Russie, après une valise d’un million d’euros, dont ne sait pas trop bien si c’est de l’argent sale ou pas. Personne n’y est absolument ignoble, mais tous sont sans foi et surtout sans loi, dans un pays gangrené par l’avidité, vingt ans après l’effondrement du « communisme ». Des alliances se nouent et de dénouent à un rythme infernal et cocasse, au fil de la course poursuite pour récupérer ce « pognon » insaisissable (en russe comme en français, le mot dispose d’une variété d’occurrences argotiques infinie…).
LA CULTURE, DERNIER REMPART CONTRE L'ARGENT ET LE POUVOIR Avec Deux jours (??? ???), la réalisatrice Advotia Smirnova - fille de l’un des grands cinéastes de la Russie soviétique, très impliqué dans la Perestroïka -, s’est lancée dans un remake moderne et drôle du Pot de terre contre le pot de fer, ou de David contre Goliath. Un vice ministre, chargé de la gestion du patrimoine culturel russe, débarque de Moscou, l’air quelque peu dégouté, dans une province que l’on imagine au Sud Ouest de la capitale, pour décider du sort d’un petit musée, consacré à Lev Chtcheglovitov, un auteur improbable de second ordre du XIXème siècle. La villa natale de l’écrivain qui abrite ce conservatoire et le magnifique parc alentour suscitent les convoitises mercantiles du gouverneur local, potentat jovial et sans scrupules, tout comme celles des technocrates de la capitale. Le musée est animé par une poignée de passionnés un peu frapadingues - la scène où ils viennent saluer à genoux, en guise de soumission totale, le haut fonctionnaire est particulièrement cocasse - au premier rang desquels une historienne dévouée à son sujet, aussi bien à l’œuvre qu’à l’auteur qui vécut une passion folle et éphémère avec une jeunesse locale alors qu’il était déjà marié. Une passion de deux jours qui bouleversa sa vie, comme les deux jours de visite de ces messieurs de la capitale changeront les plans d’urbanisme les plus sauvages et les vies bien réglées des deux protagonistes principaux de l’histoire… Ce film délicieux a obtenu les suffrages du public à Honfleur.
Dans "Mon papa c’est Baryshnikov !", une première œuvre, Dmitri Povolotski nous balade et nous fait danser, au sens propre et figuré, entre les années de Mikhaïl Gorbatchev et celles de Vladimir Poutine. Le passeur de l’une à l’autre de ces périodes est un adolescent, élève de la très stricte et rigoureuse école du Bolchoï, dont les années de transition vers l’âge adulte nous donne à comprendre les procédures de contournement au temps où l’Urss achevait son cycle, sur fond de prémices capitalistiques. DU MONDE D'HIER À CELUI D'AUJOURD'HUI Avec un regard non dépourvu d’une certaine tendresse pour ces années de débrouille, le cinéaste nous fait glisser sans heurts du monde d'hier à celui d'aujourd'hui, où les rêves d'enfants trouvent à se réaliser, même indirectement.
Extrait de “Mon papa, c'est Baryshnikov !“
Mais le film le plus ancré dans les fractures à l’œuvre dans cette Russie de 2011, comme dans d’autres pays d’Europe, c’est « Présumé consentant », portrait d’un pays en proie à la xénophobie et à la quête du profit, dans le regard d’un médecin azéri, imaginé par Farkhot Abdullaev, cinéaste originaire de Douchanbé au Tadjikistan. Ce « présumé consentant », titre quelque peu énigmatique, pourrait s’appliquer à toutes les compromissions acceptées, presque inconsciemment, et accumulées au cours de la vie, professionnelle, citoyenne ou privée. Alim, cardiologue en fin de thèse, arrive d’Ouzbékistan et débarque à Serpukhov, ville satellite de Moscou, où comme par hasard le médecin engagé et écrivain Anton Tchekhov exerça un temps. Il vient travailler à la policlinique, afin de financer la fin de ses études, menées sous la houlette d’un maître installé à Moscou. Alim est né à Bakou, il vit à Tachkent et durant les quelques semaines d’hiver passées à proximité de Moscou, il croisera un Tadjik dans le coma, un professeur de médecine juif, un neurologue géorgien, une assistante russe, et quelques autres citoyens post soviétiques de partout et de nulle part. Dévoué à ses patients, intègre, il sera confronté durant cette brève période, tour à tour à l’amitié, à la méfiance, au racisme et au trafic d’organes (le prélèvement d'organes sur des morts se fait automatiquement, sauf contre ordre, sur le principe du "présumé consentant"). CONTRE LA MONTÉE DES NATIONALISMES ET LE REJET DE L'AUTRE Farkhot Abdullaev porte un regard sévère sur la Russie post soviétique : « ll y a une crise très grave dans les relations entre les différentes nationalités en Russie. Et il est tout à fait possible que dans un futur proche cela mènera à des problèmes encore plus graves qu’aujourd’hui. En Russie, le nationalisme devient très fort, le national-chauvinisme, le fascisme aussi. Il est clair que ce ne sont pas des "qualités" intrinsèques au peuple russe. Ce sont plutôt des conditions de vie très dures qui forcent les gens à chercher des coupables, à se demander qui est responsable de notre vie difficile. Et il y a un groupe de gens, des partis et des mouvements politiques qui essayent de designer le coupable parmi les immigrés. Je suis né en Union soviétique. J’ai étudié dans une école où il y avait des Tadjiks, des Russes, de Juifs, des Arméniens, des Tatars et tant d’autres nationalités qui habitaient en Union soviétique. Et nous ne faisions pas de différence. Et pour être sincère aujourd‘hui je ne fais pas la différence non plus, bien que certains essayent de me persuader que la Russie, la Géorgie, la Lettonie sont des États complètement séparés les uns des autres. Ils essayent de me le faire penser, mais moi, je ne leur obéis pas. Parce que dans nos vies personnelles nous nous rencontrons, nous communiquons entre nous, nous nous marions, nous faisons des enfants et nous nous foutons de ce que l’on nous dit. » Alors que pourrait faire Alim, le héros du film, face à sa conscience et loin des siens ? La productrice Natalia Ivanova - qui après « Une guerre » de la réalisatrice Vera Glagoleva, semble se spécialiser dans le film humaniste -, parle de lui comme d’un personnage réel : « Je pense que s’il continue à être un vrai médecin, sincère comme il l’a été, cela serait très bien car chacun de nous doit accomplir des choses pour lesquelles il est prédestiné. Et la prédestination de cet homme c’est de soigner les gens, avant toute chose. Ce personnage, qui est assez complexe, s’inscrit dans la tradition des médecins de campagne décrits par Tchekhov et Boulgakov. »
Ecouter l'entretien avec Farkhot Abdullaev et Natalia Ivanova - tournage, montage Klaus Schlüpmann, traduction Elena Duffort
Le film, réalisé avec peu de moyens, nous laisse avec les deux questions consubstantielles à l’histoire russe : Que faire ? Qui est coupable ? D'UNE GUERRE À L'AUTRE Interrogations qui traversent aussi deux autres œuvres plus ambitieuses, plus couteuses, et pourtant plus faibles, autant cinématographiquement qu’intellectuellement. « Retour en A » voulait nous plonger dans l’Afghanistan (c’est le A du titre) d’hier et d’aujourd’hui, à travers la double traversée chaotique et cauchemardesque d’une équipe de télévision, pilotée par un vétéran de la Russie des steppes, revenu de ce fiasco absolu que fut l’invasion du pays par les Soviétiques en 1979. Le film à gros budget (il y a des hélicoptères, des tanks et des vues aériennes en veux tu en voilà) voudrait nous montrer l’absurdité de la guerre, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui, à la manière de l’américain (et superbe) Voyage au bout de l’enfer. Mais Egor Kontchalovski, fils de (Andreï) et neveu de (Nikita Mikhalkov) doit encore s’émanciper de quelques facilités de réalisation (l’usage ad nauseam du ralenti ou du flashback par exemple) et de quelques clichés idéologiques (la fibre patriotique un peu trop appuyée) pour parvenir à la maîtrise de la magnifique « Maison de fous » que son père réalisa pour dénoncer la vanité des guerres caucasiennes du Kremlin. Avec Bédouin, Igor Volochine nous entraine dans une Russie noire et sans espoir, une manière cinématographique à laquelle les spectateurs occidentaux sont habitués, et qui décline un pays fantasmé dans la tragédie perpétuelle. Une mère célibataire ukrainienne dont la fille est atteinte de leucémie se vend comme mère porteuse à un couple d’homosexuels pour acheter les traitements nécessaires. DE CHARYBDE EN SCYLLA À partir de là, le film bascule dans le calvaire, plus rien n’est épargné à cette pauvre femme (et à nous non plus) : la voici amenée à accepter de tourner dans un film porno par son compagnon d’un soir, puis à assister à une tuerie mafieuse dans laquelle elle perd cet amant qui auparavant avait liquidé le couple homosexuel, avant de partir en Jordanie avec sa fille finalement incurable, afin qu’elle y boive du lait de chamelle dont un immigré jordanien lui avait dit qu’il était le remède miracle administré par les Bédouins. Arrivée en Jordanie, elle se fait dépouiller par des gitans qu’elle avait pris pour des Bédouins, qu’elle rencontre enfin, mais sa fille meurt. Heureusement le bébé qu’elle portait pour le couple décédé naît. Il est appelé Bédouin… Ouf ! Dommage, parce qu’homosexualité et bioéthique sont des thèmes rarement abordés par les cinéastes russes. Et l’on voit que désormais leur champ d’investigation et de création s’engouffre dans des problématiques très contemporaines et universelles.
Extraits du film Bédouin - 7'22
La Russie vue par d'autres cinéastes