Fil d'Ariane
Trente ans après la fin de l’URSS, la Russie est impliquée militairement dans deux crises dans l’espace eurasiatique, au Kazakhstan et en Ukraine. Vu de l’Occident, les agissements militaires de Moscou ont de quoi susciter de grandes inquiétudes. Faut-il penser que le Kremlin est nostalgique de son ancien empire ?
Faut-il craindre un nouvel impérialisme russe ? "Une leçon de l'Histoire récente est qu'une fois que les Russes sont chez vous, il est parfois très difficile de les faire partir ». Cette mise en garde du secrétaire d'État américain Antony Blinken lors d'une conférence de presse à Washington le 7 janvier était adressé au président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev. Ce dernier a demandé et reçu un soutien militaire de Moscou pour mater les émeutes qui ont secoué ce pays d’Asie centrale réputé stable. Moins d’une semaine après, le contingent militaire dépêché au Kazakhstan entame son retrait.
(Re)lire : Asie centrale : pourquoi le Kazakhstan a basculé dans la violence ?
Si au Kazakhstan, l’avertissement de Blinken semble inexact, il est totalement fondé au regard de la situation en Ukraine. Ce pays slave, ex-république soviétique, s’est déjà vu amputé par la Russie de la péninsule de Crimée en 2014 et la partie est de son territoire est sous contrôle des séparatistes russophones soutenus par Moscou dans leur guerre contre Kiev. De plus, des troupes russes sont massées depuis des mois à la frontière comme une menace d’invasion de l’Ukraine.
La Russie, Etat « impérial » ?
De par le legs de l’histoire, la Fédération de Russie dispose de certains attributs de puissance des empires auxquels elle a succédé, celui des tsars puis de l’ex-URSS.
Si la Fédération de Russie est née en 1991, elle est l’État successeur de l’Union soviétique, dont elle a hérité du siège de membre permanent du Conseil de sécurité, ainsi que de la totalité de son arsenal nucléaire.
L'héritage « impérial » est symbolisé par l’immensité du territoire de la Fédération de Russie. C’est de très loin le plus grand pays du monde, fort de 17 millions de kilomètres carrés contre moins de 10 millions pour le Canada, les États-Unis et la Chine. L’éclatement de l’ex-URSS n’enlève rien à cette réalité : celle d’un pays qui s’étire sur 11 fuseaux horaires et dans lequel vit une diversité de régions et de républiques, avec quelques 160 nationalités. Tous ses ressortissants jouissent de la citoyenneté russe mais la population russe ethnique est de loin prépondérante à hauteur de 80% avec 140 millions de personnes.
Hors de Russie, des minorités russophones et russes existent dans les États de l’ex-Union soviétique. À la chute de l’URSS, ces Russes de la diaspora étaient 25 millions.
(Re)lire : L'Ukraine, théâtre périlleux de la rivalité entre l'OTAN et la Russie
De l’Ukraine au Kazakhstan, si les deux crises se télescopent, elles n’ont à priori rien en commun. Mais elles témoignent de deux facettes de l’action militaire de la Russie dans l’espace eurasiatique. Cet espace s’identifie en partie à celui de l’ex-Union soviétique et de ses 15 anciennes républiques qui constituait autrefois le coeur du bloc militaire des pays socialistes réunis au sein du Pacte de Varsovie. « La Russie a fait le deuil de son empire », nous déclarait le directeur de l’observatoire franco-russe Arnaud Dubien dans un récent entretien. Mais elle se veut la garante de la stabilité eurasiatique post-soviétique.
Sur le flanc asiatique, la Russie assoit sa domination en matière de sécurité à travers des organisations dont elle est membre co-fondatrice. La principale est l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) qui outre la Russie réunit 5 autres pays ayant noué une alliance avec Moscou en matière de défense et sécurité, à savoir la Biélorussie, l’Arménie, le Kirghizistan, le Tadjikistan et le Kazakhstan.
« L’OTSC se veut l’OTAN eurasiatique », souligne David Teurtrie, chercheur associé au Centre de recherches Europes Asie de l’Institut national des Langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris et auteur de « Russie. Le retour de la puissance », paru chez Armand Colin en novembre 2021. Cette comparaison avec l’alliance euro-atlantique est d’autant plus vraie que l’OTSC, fondée en 2002, comprend un article 4 qui affirme la solidarité de tous les membres en cas d’attaque de l’un d’entre eux, à l’instar de l’article 5 du traité de l’OTAN. L’OTSC a approfondi les structures d’intégration sur le plan militaire. Elle a mis en place deux forces collectives : une force de réaction rapide de 18.000 hommes et une force de maintien de la paix de 3.500 hommes.
C’est un contingent de maintien de la paix qui est intervenu au Kazakhstan. En invoquant une menace « terroriste » lors des émeutes meurtrières dans le sud du Kazakhstan, le président kazakh a pu bénéficier de la solidarité de l’OTSC. « C’est une première à double titre pour l’OTSC, selon David Teurtrie. D’une part parce que jusqu’à présent les forces russes sont présentes dans de nombreux pays de l’espace post-soviétique sous d’autres mandats, en particulier bilatéraux. D’autre part, parce que l’ensemble des États-membres a participé à ce contingent ». Selon l'OTSC et les autorités kazakhes, il comprend 2.030 soldats russes, bélarusses, arméniens, tadjiks et kirghizes, qui avaient été déployés dans l'ex-république soviétique le 6 janvier et doit achever son départ avant le 22 janvier.
« Sur le plan statutaire, tous les membres sont égaux, mais la Russie est le poids lourd de l’organisation tant sur le plan militaire, démographique qu’économique » rappelle le chercheur. Selon lui, cette crise au Kazakhstan permet à Moscou de renforcer son leadership stratégique en Asie centrale par rapport à l’Occident, la Turquie ou la Chine.
En fait, Moscou joue la carte de la coopération avec Pékin, autre grand acteur régional. Cela se traduit au sein de l’Organisation de Coopération de Shangaï, qui réunit 8 États dont 5 ex-soviétiques - Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjidkistan et Ouzbékistan - plus la Chine, l’Inde et le Pakistan. Reste que cette organisation qui comprend 4 puissances nucléaires aux intérêts conflictuels ne constitue pas une alliance militaire. Pour David Teurtrie, « l’Organisation de Coopération de Shangaï est plutôt comparable à l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) » qui a toute son importance en ce temps de crise. Pour rappel, forte de 57 membres (à savoir la totalité des pays d’Europe, du Caucase et de l’Asie centrale, la Turquie, les Etats-Unis, le Canada ainsi que la Mongolie), l’OSCE a offert un espace de dialogue entre tous les pays concernés dans la crise ukrainienne.
En Ukraine précisément, la Russie agit dans un tout autre registre. Trente ans après la fin de la Guerre froide, ce pays d’Europe est confronté à la menace d’une invasion par des troupes russes. Un dialogue de la dernière chance s’est instauré entre Washington et Moscou pour tenter d’éviter le pire.
Mais toute analogie avec la période d’une Europe coupée en deux blocs par le Mur de Berlin serait trompeuse. L’URSS n’existe plus, ni le Pacte de Varsovie. Au fil des années, le vide laissé a été rempli par un élargissement toujours plus à l’est de l’Union européenne et de l’OTAN. La Russie exige que ce mouvement s’arrête définitivement. Hors de question pour Washington et ses alliés de l’OTAN qui ont participé également à des discussions directes avec Moscou lors d’un Conseil OTAN-Russie.
L’action militaire russe en Ukraine est autrement plus radicale. L’annexion de la péninsule de Crimée en 2014 où est basée la flotte russe de la mer Noire - son seul accès maritime au sud - est l’acte le plus grave commis par la Russie. À tel point qu’« aucun des pays alliés de la Russie n’a reconnu l’annexion de la Crimée. Les pays membres de l’OTSC ont préféré ne pas se prononcer. D’une part car il s’agit d’une rupture de l’ordre international post-Guerre froide. D’autre part, pour ne pas se fâcher avec les pays occidentaux », note David Teurtrie.
(Re)lire : Guerre du Donbass en Ukraine : "On est dans un contexte qui peut être assez explosif "
A l’origine, le contentieux entre l’Ukraine et la Russie est basé sur la volonté de l’Union européenne de proposer à la fin 2013 un accord d’association avec Kiev qui exclurait tout rapprochement avec Moscou. Face à ce dilemme, le président élu ukrainien de l’époque Viktor Ianoukovitch a fait le choix de la Russie et a été confronté à un mouvement de contestation pro-occidentale qui a abouti à son renversement et sa fuite lors de la « révolution de février 2014 ». Mais l’Ukraine est loin d’être totalement acquise au courant pro-occidental. Dans sa partie orientale, russophone et pro-Moscou, on rejette le nouveau pouvoir à Kiev. Dans les régions de Lougansk et de Donetsk du Donbass, c’est l’insurrection armée ; en Crimée, la Russie procède au rattachement de la Crimée à la suite d’un référendum local non reconnu par la communauté internationale.
Se servir des mouvements séparatistes russophones comme un vecteur d’influence est un instrument difficile à manier David Teurtrie, chercheur associé au Centre de recherches Europes Asie de l’Institut national des Langues et civilisations orientales (Inalco)
Si l’UE et l’OTAN sont déjà présentes dans l’espace post-soviétique avec les 3 États Baltes - Lituanie, Estonie, Lettonie - reconnus membres en 2003 et en 2004, la Russie ne veut désormais plus reculer. C’est vrai sur le versant européen comme sur le versant caucasien, où la Géorgie a manifesté comme l’Ukraine sa volonté d’intégrer l’OTAN. D’autres républiques ex-soviétiques rejettent tout rapprochement avec Moscou. La Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie (appelées aussi par leurs initiales GUAM) se sont même réunis au sein d’une organisation anti-Moscou pour la démocratie et le développement. Mais cette organisation est en sommeil et l'Azerbaïdjan s'est rapproché de Moscou.
(Re)lire : Sécurité européenne : l'OTAN toujours vivante, toujours clivante
Pour Moscou, un des moyens d’empêcher tout élargissement de l’OTAN est de jouer sur des conflits séparatistes pro-russes, souligne David Teurtrie. En effet, selon les statuts de l‘Alliance euro-atlantique, cette dernière ne peut pas accepter un membre qui a des conflits territoriaux. Or en Géorgie, en 2008, la Russie est intervenue militairement en Ossétie du Sud contre Tbilissi et a soutenu aussi l’Abkhazie. Moscou a reconnu l’indépendance de ces deux républiques séparatistes.
Néanmoins, l’ingérence voire l’interventionnisme militaire russe dans l’espace eurasiatique au nom de la défense des minorités russophones ou russes n’est pas sans risque. « Se servir des mouvements séparatistes russophones comme un vecteur d’influence est un instrument difficile à manier » observe David Teurtrie. Cela peut provoquer un sentiment de rejet nationaliste anti-russe dans les pays en question et avoir des conséquences sur les minorités russes. David Teurtrie donne l’exemple des États Baltes, où les minorités russophones peuvent être perçues par les forces nationalistes comme une cinquième colonne au sein du pays.
(Re)lire : Haut-Karabakh : pourquoi l’Arménie et l’Azerbaïdjan se disputent-ils cette région ?
Par ailleurs, l’espace post-soviétique est aussi le théâtre de rivalités entre ex-républiques. Par exemple, la guerre dans le Haut-Karabagh en 2020 qui s’est soldée par la défaite de l’Arménie, alliée de la Russie, face à l’Azerbaïdjan, a permis à Moscou de se poser en arbitre et d’y déployer des forces de maintien de la paix.
En définitive, les motivations de la Russie en matière de sécurité dans l’espace eurasiatique peuvent relever de différentes logiques que l'on pourrait qualifier à la fois d'impériale, d'offensive en marquant sa puissance envers ses voisins, mais aussi de défensive en formant un glacis à ses frontières.