La Serbie, un bastion pro-russe au cœur de l'Europe

La Serbie prolonge de trois ans son accord avec Moscou pour recevoir du gaz russe à bas prix, alors que les Européens cherchent à réduire leur dépendance. Candidate à l'Union européenne, la Serbie jongle entre Bruxelles et Moscou. Si Belgrade a condamné à l'ONU l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le pays refuse de prendre la moindre sanction contre le "grand frère russe". Et Vladimir Poutine jouit d'une grande popularité auprès des Serbes. 
Image
Poutine populaire en Serbie
Un homme passe devant une peinture murale avec la figure du président russe Vladimir Poutine, à Belgrade en Serbie, 13 mai 2022 .
AP Photo/Darko Vojinovic
Partager9 minutes de lecture

Une immense émotion avait saisi le Vieux Continent, dès l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février dernier. De Paris à Londres, Rome, Berlin, Prague ou Varsovie, des centaines de milliers de personnes ont défilé dans les rues des villes européennes aux couleurs du drapeau ukrainien. Pendant ce temps, Belgrade a été envahi par des manifestants pro-russes, portraits de Vladimir Poutine en main. La Serbie, est le seul pays en Europe où de tels rassemblements ont eu lieu.

Trois mois plus tard, alors que les Européens tentent d'isoler la Russie et de se sevrer de ses énergies fossiles, Belgrade resserre ses relations avec Moscou. Le pays vient d'obtenir un accord pour la fourniture de gaz russe pour une durée de trois ans. "De loin, le meilleur deal en Europe", a commenté le président serbe Aleksandar Vucic. Cela risque pourtant d'accroître la dépendance énergétique des Serbes vis-à-vis de la Russie. Moscou détient en outre la compagnie nationale serbe de pétrole et de gaz.

Bruxelles a condamné l'accord gazier. " Les pays candidats à l'adhésion doivent progressivement aligner leurs politiques (...) sur la position de l'Union européenne, y compris par des mesures restrictives", a réagi le le porte-parole de la Commission Peter Stano, ce 3 juin. Pour sa part, Sergueï Lavrov a déclaré à des journalistes serbes que la Russie était "certaine" que leur pays "continuera à faire des choix intelligents". Le chef de la diplomatie russe, était attendu à Belgrade, selon la presse locale sans que le déplacement soit confirmé par Moscou.

Mais lundi 7 juin, Sergueï Lavrov a dû se résoudre à annuler son voyage à cause de l'impossibilité de son avion de survoler l'espace aérien de trois pays européens. La Bulgarie, la Macédoine du Nord et le Monténégro, tous trois membres de l'Otan, ont fermé leur espace aérien à l'avion de Sergueï Lavrov qui devait se rendre en Serbie pour une visite de deux jours, en invoquant des sanctions imposées par Bruxelles à la Russie après le déclenchement de son offensive en Ukraine le 24 février.

Belgrade veut à la fois intégrer l'Union européenne et continuer à entretenir des liens étroits avec la Russie. "Aleksandar Vucic, président d'un pays pauvre et sans ressources énergétiques, à la différence de Vladimir Poutine, veut l'argent de Bruxelles et son marché, sa liberté de circulation", affirme Vladimir Fisera, historien spécialiste du monde slave et ancien maître de conférence à l'Université de Strasbourg.

Si Aleksandar Vucic est aujourd'hui perçu comme un nationaliste modéré, il s’agit de  l’ancien ministre de l’Information du dictateur serbe Slobodan Milosevic. Le président serbe déplore l'incompréhension suscitée par ce jeu d'équilibriste de son pays. Vucic a répondu en mars aux médias qui spéculent sur la position de la Serbie "assise entre deux chaises"."Nous sommes assis sur notre propre chaise et la pression est très forte sur notre pays. Il sera difficile de résister à cette pression, il y a beaucoup de questions ouvertes."

Pour les Serbes, « impossible de se fâcher » avec les Russes

La Serbie se démarque du reste de l'Europe en refusant de prendre la moindre sanction contre Moscou. Ainsi, la compagnie nationale Air Serbia est la seule en Europe à desservir encore la Russie. De plus, Spoutnik, média affilié au Kremlin, continue de diffuser en serbe depuis Belgrade. Selon les sondages, près de la moitié de la population du pays estime que le conflit en Ukraine a été déclenché par l’OTAN. Les tabloïds serbes ont expliqué dès le premier jour de la guerre que c'est l'Ukraine qui a attaqué la Russie.

Jusqu'à 60 % des députés du Parlement serbe font partie du groupe d’amitié serbo-russe. La proximité culturelle et multiséculaire entre les deux peuples slaves et orthodoxes n’explique pas tout. Moscou a toujours soutenu Belgrade dans son refus de reconnaître l’indépendance du Kosovo, son ancienne province, peuplée très majoritairement d'Albanais et qui a proclamé son indépendance en 2008.

Moscou a également mis son veto, en 2015, au projet de résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qualifiant le massacre de Srebrenica de "génocide".  Près de 8 000 Bosniaques avaient été massacrés en juillet 1995 par les forces armées de Serbes de Bosnie. Pour la Serbie, la Russie reste un « partenaire politique central avec qui il est impossible de se fâcher », explique Loïc Trégourès, chargé d'enseignement en sciences politiques à l'Institut catholique de Paris, et spécialiste des Balkans. 

En Serbie, il est très facile d'héroïser quiconque mène le combat contre l'OTAN et les États-Unis.

Loïc Trégourès, spécialiste des Balkans à l'Institut catholique de Paris 

Si les manifestations pro-russes sont organisées par des mouvements d'extrême-droite depuis le début de la guerre en Ukraine, celles-ci "montrent néanmoins une spécificité de la Serbie en Europe car c'est le seul endroit où un tel phénomène s'est produit", poursuit  Loïc Trégourès. "Ce phénomène trouve ses racines dans un mélange de russophilie et de poutinophilie au sein de l'opinion serbe à la faveur d'un traitement toujours très positif de la Russie dans l'espace médiatique. Mais aussi de l'image d'un homme, Vladimir Poutine, qui incarne la figure de celui qui a redressé un pays à terre et humilié. Et qui s'est opposé à l'ordre occidental dont Belgrade s'estime victime aussi". En raison notamment des sanctions internationales et des bombardements de 1999.

L'Alliance Atlantique est intervenue à l’époque, sous l'impulsion de Washington, avec l'objectif d'empêcher Belgrade de mener à bien son opération de nettoyage ethnique qui visait les Albanais du Kosovo.  Les avions de l’OTAN avaient aussi bombardé les positions serbes autour de Sarajevo, la capitale bosnienne assiégée, en 1995. En Serbie, où cette alliance militaire est détestée,"il est très facile à la fois de s'identifier et d'héroïser quiconque mène le combat contre l'OTAN et les États-Unis", reprend Loïc Trégourès.

À (re)lire : Ce qu'il faut savoir sur l'Otan

À Belgrade, des tee-shirts à la gloire de Poutine

Aujourd'hui, les magasins du centre de Belgrade vendent des tee-shirts à la gloire de Vladimir Poutine. Et proposent aussi des modèles affichant un grand "Z", la lettre peinte sur les blindés russes en Ukraine. Des peintures murales avec le portrait du président russe apparaissent régulièrement dans les rues de la capitale serbe.

En visite officielle en Serbie, le  17 janvier 2019, Vladimir Poutine avait été accueilli comme une rock star. Plus de 100 000 personnes s'étaient rassemblées pour clamer son nom dans les rues de la capitale. Lors de la réception donnée en l’honneur du président russe, Ivica Dacic, le ministre serbe des Affaires étrangères de l'époque, a poussé la chansonnette dans la langue de Tolstoï. "Kalinka, Kalinka... Petite baie, petite baie, ma petite baie ! Dans le jardin, il y a des petites framboises, ma petite framboise.  Ah, jolie fille, chère jeune fille, Tombe donc amoureuse de moi !" Vladimir Poutine a applaudi.

Le cinéaste Emir Kusturica, à la tête du Théâtre académique central de l’armée russe à Moscou depuis février 2022, faisait partie des convives. Le récipiendaire de deux Palme d'or à Cannes s'est posé dès sa nomination en "gardien des valeurs classiques dans un monde où celles-ci changent très rapidement". L'artiste serbe a donné des concerts en Crimée avec son No Smoking Orchestra après l’annexion de la péninsule par Moscou. Il s'est aussi affiché au côté de Vladimir Poutine, un "type bien " selon lui.

Pour l'historien Vladimir Fisera, "les opinions russe et serbe, à l'exclusion des intellectuels des capitales, sont panslaves. Selon cette idéologie, les slaves orthodoxes doivent être vassaux des Russes. Ils considèrent les Slaves non-orthodoxes comme des traîtres, des agents de l'Occident décadent. Vladimir Poutine et Aleksandar Vucic sont, tous les deux, contre les droits des femmes, la liberté sexuelle, l'individualisme culturel occidental, le pluralisme religieux et l'athéisme. ils sont proches en cela des islamistes, des traditionalistes en Israël et des blancs trumpistes aux Etats-Unis".

Qui est l'homme de Poutine dans les Balkans ?

Le président russe compte des soutiens à travers les Balkans. Parmi eux, Milorad Dodik, le leader sécessionniste des Serbes de Bosnie, rappelle régulièrement qu’il "connaît Poutine et que c’est un grand homme d’Etat ". L'homme copréside le pays aux côtés d’un Bosniaque (musulman) et d’un Bosno-Croate (catholique). Depuis les accords de paix de Dayton en 1995, ce pays est dirigé par trois présidents issus des communautés qui composent la Bosnie.

Milorad Dodik a été sanctionné, avec Zeljka Cvijanovic, la présidente de la République serbe - l'une des deux entités de la Bosnie, par le Royaume-Uni en avril dernier. Parce qu'ils sont accusés de déstabiliser le pays sous l’influence de Moscou, les avoirs des deux dirigeants sont gelés en Grande-Bretagne. Il leur est également interdit de venir sur le territoire britannique. Milorad Dodik a été également frappé en début d'année par de nouvelles sanctions américaines, s'ajoutant à de précédentes imposées en 2017. Soutenu notamment par Victor Orban, le premier ministre hongrois, il a jusqu'ici échappé à des sanctions de l'Union Européenne.

La Russie peut-elle ouvrir un second front dans les Balkans?

Vladimir Poutine pourra-t-il utiliser ces forces pro-russes dans les Balkans pour déclencher un second front en Europe ? C'est en tout cas la crainte exprimée dans une lettre envoyée à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, par deux anciens hauts représentants internationaux en Bosnie, l’Allemand Christian Schwarz-Schilling et l’Autrichien Valentin Inzko, en mars dernier. Le secrétaire général de l'OTAN Jens Stoltenberg a jugé aussi que la Bosnie figurait parmi les cibles potentielles "d'interventions russes supplémentaires".

Albin Kurti, le premier ministre du Kosovo, craint cette alliance entre la Russie et la Serbie, comme il l'a expliqué dans une interview au Monde. Selon lui, le Kremlin n'aurait pas besoin d'intervenir militairement au Kosovo, au Monténégro et en Bosnie-Herzégovine, les Russes "peuvent directement sous-traiter à Belgrade et à la République serbe de Bosnie. Ainsi la Russie pourrait étendre la guerre sans avoir à puiser dans ses réserves".

L’EUFOR, la force opérationnelle de l'Union européenne stationnée en Bosnie depuis la fin de la guerre, a envoyé 500 soldats supplémentaires sur place. Un message envoyé aux pro-russes "dans une logique de prévention et de dissuasion", pour Loïc Trégourès. Mais ce dernier doute que le président serbe "ait envie de se mouiller dans une aventure en Bosnie. De même, Milorad Dodik se sentait plus fort il y a quelques mois par rapport à maintenant au regard de la position diplomatique, économique et militaire dans laquelle la Russie s'est mise." Et cet expert des Balkans de conclure : "je ne crois pas à l'idée qu'il suffirait que Moscou appuie sur un bouton pour que tout le monde dans la région exécute un ordre de mobilisation ".

À (re) lire : l'OTAN toujours vivante, toujours clivante