Le dernier ouvrage du philosophe critique du numérique, Eric Sadin, s'empare du problème de l'invasion des outils numériques et des intelligences artificielles dans tous les champs de l'existence. Il dénonce la "silicolonisation" de toutes choses venues de Californie.
Depuis plusieurs années, l'écrivain et philosophe Eric Sadin développe une pensée critique sans concession au sujet du numérique avec une acuité toujours renouvelée. S'il est question, dans ce dernier ouvrage, de mieux comprendre les enjeux économiques et sociétaux de la "révolution numérique" en cours, ce n'est pas, pour l'auteur, avec l'idée d'en faire une énième apologie. Ni, à l'inverse, une critique purement négative, basée, par exemple, sur les errements de la surveillance de masse.
La silicolonisation du monde, possède un sous-titre qui donne une bonne indication de son contenu : "
l'irrésistible expansion du libéralisme numérique".
Des débuts de la Silicon Valley…
L'ouvrage débute par un retour aux sources historiques des entreprises géantes d'Internet que sont les Amazon, Google, Apple, Facebook, Twitter, Uber, Netflix, WhatsApp et de nombreuses autres moins connues, mais tout autant agressives et à la pointe de la "révolution numérique". Ces entreprises sont exclusivement installées dans la Silicon Valley. Eric Sadin rappelle que c'est avec l'appui du gouvernement américain, à la fin des années 1930, que ce "phare de la haute technologie mondiale" qu'est la Silicon Valley, s'est constitué. Aujourd'hui, le "parc technologique" du sud de la baie de San-Francisco accueille plus de 6000 entreprises de pointe. Il génère à lui seul des chiffres d'affaire plus important que les PIB de nations développées.
Eric Sadin distingue cinq étapes du développement de la Silicon Valley. La première est celle du complexe "militaro industriel", puis celle de "l'émancipation individuelle" en passant par la "net economy", "l'information de la connaissance", jusqu'à la dernière : "le global silicon dream" (le rêve global siliconien). Toutes sont détaillées, tels les mouvements d'une armée pour parvenir à un objectif que l'auteur exprime par "la conjonction entre l'expansion territoriale et l'avènement d'une "industrialisation de la vie", qui caractérise la Silicon Valley".
…qui mènent au techno-libéralisme
L'entreprise de "silicolonisation" du monde décrite par Eric Sadin est traitée avec une profusion de détails, d'exemples, de citations qui, au fur et à mesure de sa lecture, permettent d'envisager l'ampleur du phénomène de la "numérisation du monde" sous la poussée d'une petite poignée de chefs d'entreprises milliardaires devenant les modèles incontestés et incontestables d'une nouvelle économie menant à une nouvelle société. Car là est bien le sujet : il y a un changement de civilisation en cours sous l'impulsion du "techno-libéralisme" comme le nomme et le définit Eric Sadin.
Ce techno-libéralisme est devenu une sorte de modèle économique et social plébiscité de partout sur la planète : des nouvelles Silicon Valley sont vantées par des gouvernements qui, tous, veulent copier la recette californienne. Une recette basée sur une phrase qui revient en permanence dans la bouche des chefs d'entreprises de la baie de San-Francisco : "faire du monde un endroit meilleur" (grâce aux technologies). Les moyens pour y parvenir passent par l'installation de dispositifs numériques dans tous les rouages de l'existence humaine : vie quotidienne, entreprise, santé, éducation, alimentation, sécurité, culture, agriculture, transports, etc…
L'ère de l'individu tyran… et de l'humain défaillant
Eric Sadin décrit l'implacable assujettissement des foules aux nouvelles formes d'"expériences" et d'"assistances" numériques qui s'insinuent dans les moindres recoins de nos existences : bracelets connectés qui renvoient les données physiologiques, assistants virtuels "intelligents", plateformes de réservation de VTC, locations de logements, applications GPS, objets connectés divers et variés, applis de rencontres, d'achats/ventes… Les actions quotidiennes de la majorité semblent vouées à passer par le numérique et par les entreprises qui collectent les données pour mieux "orienter" les usagers.
L'algorithmie des systèmes d'apprentissage profond, ces intelligences artificielles de plus en plus performantes à l'œuvre dans les procédés d'assistance numérique, deviennent une sorte de béquille humaine incontournable, un champ d'expériences illimité pour les startups californiennes et leurs petites sœurs locales qui tentent en permanence de créer les "innovations de rupture" indispensables — selon elles — pour "changer de monde".
Ce qu'Eric Sadin analyse dans son ouvrage est une dimension profondément inquiétante, voire glaçante du procédé globale à l'œuvre. Celle-ci est basée sur une démarche générale du techno-libéralisme en cours : la compensation par le numérique des manques et des défaillances humaines. Les technologies qui envahissent tous les pans de l'existence humaine sont vendues "pour notre bien" explique l'auteur, et surtout pour pallier nos déficiences. Jusqu'à nos défauts ?
L'exemple de la voiture autonome développée par Google et désormais par Uber, est un cas d'école : en donnant les clés des futurs véhicules à des machines intelligentes bourrées de capteurs, nous éviterons les accidents causés par les erreurs humaines. Et durant les trajets, des assistants numériques nous soumettront des propositions adaptées à nos profils, savamment fabriquées par des algorithmes piochant dans nos données personnelles. La civilisation numérique que décrit Sadin est celle qui donne à la fois des outils d'une puissance incomparables aux êtres humains, les "augmentent" (dans le jargon techno-libéral), et qui dans le même temps, effacent l'humain en prenant en charge à sa place tous les domaines où il est faillible.
Un nouvel être humain pour une nouvelle civilisation ?
Là où
La silicolonisation du monde est un ouvrage fondamental pour comprendre la crise globale que de nombreux observateurs soulignent aujourd'hui, c'est par sa compréhension des articulations psycho-sociales induites par l'invasion du numérique. En d'autres termes : les individus changent sous les effets des nouveaux modes de vie connectés, assistés et informés de façon massive par le numérique. Les entreprises utilisent de plus en plus les outils numériques de management, d'optimisation, de surveillance de la productivité, et le monde du travail s'en trouve lui aussi changé. Des phénomènes de changements psychologiques
et de société sont donc à l'œuvre, ce qu'Eric Sadin souligne par des questions sur la possibilité "
d'un monde partout fait de micro-tyrans, plus ou moins enivrés par un sentiment de toute-puissance", ou encore "
d'une civilisation, au sein de laquelle, pour la première fois de l'humanité, les êtres s'imaginent comme les maîtres tout-puissants de leur vie".
Ces changements chez les individus amènent des paradoxes très importants, que l'auteur ne manque pas de mettre en lumière, comme celui des problèmes psychosociaux à venir, c'est-à-dire "
l'articulation entre psychisme et société (…) [dont découle] une tension hautement paradoxale vécue par les individus entre l'accroissement de maîtrise récemment acquise et l'émergence d'une société qui, dans le même mouvement, les dessaisit d'une partie d'eux-mêmes."
La silicolonisation du monde est un ouvrage majeur dans le champ encore balbutiant de la "critique du numérique". La densité de l'ouvrage, en terme de constats, de réflexion et de recherche de solutions est telle qu'il est très difficile d'en résumer tous les aspects. Dans tous les cas, pour qui veut comprendre la mutation que le numérique engendre,
La silicolonisation du monde est incontournable.