Les syndicats de cheminots unis ont opté ce 15 mars pour un mouvement dur, une grève au rythme de "deux jours sur cinq" d'avril à juin, contre la réforme de la SNCF que l'exécutif entend mener rapidement par ordonnances. Le « rapport Spinetta » qui les précède préconise sa mise aux normes européennes, la fin de son modèle social et la fermeture des lignes non rentables. Un sujet hautement polémique et sensible tant la société nationale s'identifie à l'histoire de la France moderne.
Pile 80 ans. Elle est sans doute l'octogénaire la plus célèbre de France, et son diminutif de quatre lettres le plus familier : SNCF. Héritière et témoin de trois Républiques, d'une guerre mondiale et de bien des turbulences, elle a accompagné des générations de Français et d'étrangers dans leurs déplacements, pour le meilleur et pour le pire. Elle en a aussi
employé beaucoup. Retards, grèves, inconfort... chacun s'en plaint mais elle reste une parente proche. La remettre en cause n'est pas sans risques.
La Société nationale des chemins de fer français (SNCF), naît officiellement le 1er janvier 1938, au lendemain du Front populaire qui a porté, près de deux ans plus tôt, la gauche au pouvoir dans un climat insurrectionnel.
Elle n'est pourtant pas spécialement le fruit, ni même, à l'origine, une conquête sociale.
Un outil économique et politique
Les trains roulent alors déjà depuis juste un siècle. Des ingénieurs de Napoléon en avaient étudié l'idée.
Il faut attendre 1827 pour que soit inauguré le premier « chemin de fer » français : Saint-Etienne-Andrezieux, 21 kilomètres. Trois wagons, tractés par des chevaux.
Dix ans plus tard, une machine à vapeur sur roues dite « locomotive » tire un train de voyageurs entre Paris et Saint-Germain en Laye. Premier fil d'une vaste toile, dont le développement accompagne et permet la révolution industrielle.
Levier de développement sans précédent, le chemin de fer devient vite un objet politique et un argument électoral en même temps qu'une fabuleuse source de profits pour un capitalisme triomphant, qui entre avidement dans l'aventure.
En 1842, une loi établit la « Charte du chemin de fer » : un modèle original de partenariat public-privé. L'État acquiert les terrains choisis pour les tracés des voies, finance la construction des ouvrages d'art et bâtiments. Il en concède l'usage à des compagnies qui construisent les superstructures (voies ferrées, installations), investissent dans le matériel roulant et disposent d'un fructueux monopole d'exploitation sur leurs lignes.
Triomphe et faiblesses
Six grandes compagnies régionales se partagent alors le réseau. L’État, cependant, dicte ses priorités qui ne sont pas forcément les plus rentables.
Chaque sous-préfecture doit être desservie. Au début du XX ème siècle, le chemin de fer français compte près de 40 000 kilomètres de voies mais bien des lignes sont déficitaires. La compagnie de l'Ouest est pour cette raison nationalisée en 1908.
La Première Guerre mondiale, ses destructions et ses désordres aggravent la situation. Dans sa foulée et plus encore, la crise économique des années 1930 creuse les pertes.
L'idée de la nationalisation générale s'impose non par idéologie ou concession au socialisme mais comme la seule solution de sauvetage d'un service dont le pays ne saurait se passer.
Nationalisation
La SNCF créée en 1938 est une société anonyme d'économie mixte, dont l’État ne détient initialement que 51 %. Elle reprend les actifs des sociétés privées, et leurs personnels : environ 550 000 salariés.
Les situations de ces derniers – même si l’on parle déjà de « statut du cheminot », reconnu dans certaines compagnies dès 1909 - sont disparates. D'innombrables métiers, contrats assortis de conditions spécifiques de travail, repos, régimes de retraite - et même déjà gratuité de transport - qu'il faut importer dans la nouvelle structure.
Si celle-ci tend à les unifier, elle n'est nullement à l'origine des fameux « avantages acquis » prêtés aux cheminots, qui ne seront jamais des fonctionnaires.
Peu de temps après, en revanche, la Seconde Guerre mondiale vient précipiter ceux-ci à une place imprévue.
Transporteurs ...
Pour l’occupant, le transport ferroviaire est stratégique mais il n'est guère possible d'y remplacer massivement le personnel français.
En juillet 1940, le Colonel Commandant de la WVD (direction des transports de l'armée allemande) adresse une lettre au directeur général de la SNCF : « Tous les fonctionnaires, agents et ouvriers de la S.N.C.F. sont soumis aux lois de guerre allemandes. Les lois de guerre allemandes sont très dures, elles prévoient presque dans tous les cas la peine de mort ou des travaux forcés à perpétuité ou à temps. »
Cette exigence et la menace bien réelle placent la SNCF et les siens dans un rôle ultérieurement controversé. Ses convois transportent durant l'occupation non seulement des troupes et des matériels allemands mais aussi des juifs et d'autres prisonniers vers les camps d'internement ou d'extermination.
Des procès seront intentés à la société nationale dans les années 2000 par des descendants de victimes. Ils aboutissent, en appel, à une relative exonération, la Cour jugeant que « les représentants allemands exerçaient le commandement et la surveillance des convois » et qu'ils en imposaient toutes les modalités.
Son actuel président, Guillaume Pépy, reconnaitra pourtant en 2011 qu'elle fut «un rouage de la machine nazie d'extermination (...) Elle l'a fait». «Je veux dire, ajoutera-t-il, la profonde douleur et les regrets de la SNCF pour les conséquences des actes de la SNCF de l'époque.»
... et héros
Nul ne conteste cependant la conduite le plus souvent héroïque - du graisseur d'aiguillages au cadre - des cheminots dans la guerre, chèrement payée.
Multipliant désorganisations, sabotages, transmissions de renseignements, convoyages, ils deviendront des figures emblématiques de la Résistance et aussi de ses martyrs.
Bombardements, répression, mobilisation : près de 9000 morts au total. 2 à 3000 fusillés et déportés. Autant de tués sous les bombes, qui ciblent souvent les voies ferrées et dépôts. Encore autant sous l'uniforme, dans les combats de 1940 ou ceux de 44-45 dans lesquels beaucoup s'engagent.
Les trente glorieuses
En même temps qu’une reconnaissance, l'après-guerre marque paradoxalement pour le cheminot une forme de prolétarisation avec l'irruption d'un nouvel univers ferroviaire.
Dans un contexte de reconstruction, le plan Marshall permet de considérables investissements mais dicte aussi un modèle plus productiviste. Des machines modernes et rapides sont importées par centaines des États-Unis. Contraint à la polyvalence, moins assisté, le conducteur perd de ses prérogatives. Les aiguillages sont mécanisés et commandés à distance.
Pourtant, alors que l'avion demeure un luxe et malgré le développement de l'automobile, la SNCF reste une icône des « trente glorieuses .»
Grande vitesse et déraillement
Une mutation majeure survient dans les années 1970 avec l'irruption du TGV (train à grande vitesse). Voulu par le pouvoir politique pour des raisons à la fois économiques, industrielles et de prestige national – il représentera longtemps l'excellence technologique française - , il permet une relance du transport ferroviaire de voyageurs.
Revers fâcheux : il absorbe vite l'essentiel des moyens, au détriment des lignes secondaires qui irriguent le territoire. Il va aussi lourdement creuser la dette de la SNCF, bientôt son boulet.
Et pour le voyageur rebaptisé « client », les prix augmentent autant que la vitesse. La réservation obligatoire, l’élasticité des tarifs distendent la familiarité entre le chemin de fer et les Français.
Restructurations
L’ère du TGV et les guerres commerciales qui s’annoncent induisent en outre des changements de structures. En 1997, la SNCF – déjà devenue dans les années 1980 « établissement public », à gestion autonome - est scindée en deux entités.
Face à la société historique qui reste chargée de l'exploitation, Réseau ferré de France devient gestionnaire des infrastructures ferroviaires.
Objectif théorique : libérer la SNCF de sa dette qui la place en menace quasi permanente de faillite. Plus prosaïquement, la réforme obéit à l 'exigence de l'Union européenne de dissocier transport et réseau, pour ouvrir la voie à la concurrence et — le moment venu — à la privatisation. Celle-ci est déjà effective pour le fret et certaines lignes internationales.
Cette première mise en deux pièces de la SNCF ne donnant pas satisfaction, une énième réforme est menée en 2015 pour la réunifier et ... la subdiviser en trois morceaux (réseaux, exploitation et établissement chapeau). Nouveau jeu de meccano, qui ne change rien à la dette globale : près de 50 milliards d'euros.
Le rapport qui fâche
En 2017, le nouveau pouvoir politique commande à Jean-Cyril Spinetta, naguère socialiste et ex-président d'Air-France-KLM,
un rapport qui, certainement par coïncidence, vient conforter les orientations du président Macron.
En découle une série de propositions, dans un registre libéral sans surprise : changement de forme juridique pour satisfaire aux normes de Bruxelles et faciliter de nouvelles privatisations – accessoirement une mise en faillite -, ouverture accrue à la concurrence, dérégulation des tarifs, déjà envolés depuis les années 1980, suppressions d'emplois.
Plus que ces réformes importantes mais assez classiques, deux autres points du rapport Spinetta enflamment l'opinion.
Bouc émissaire
Légendes et réalités Le statut du cheminot est accordé aux neuf dixièmes des effectifs de la SNCF mais non à ceux de ses nombreuses filiales. Ils ne sont pas fonctionnaires et peuvent être licenciés pour faute mais non pour raison économique.
Le salaire moyen est de l'ordre de 3000 € brut pour 35 h. Les congés annuels sont de 28 jours, trois de plus que le minimum légal.
Le cheminot bénéficie de la gratuité sur le réseau SNCF et sa famille d'un certain nombre de voyages gratuits. Un héritage du XIXème siècle.
Très favorable, le régime de retraite des cheminots est en cours d'évolution. Au terme d'une période transitoire qui court jusqu'en 2024 , l'âge légal - c'est à dire minimum - de départ sera fixé à 57 ans (52 pour les conducteurs) contre 62 pour le régime général. La pension est fixée à 75 % du salaire des dernières années.
En pratique, cet avantage-retraite se trouve sérieusement tempéré par l'exigence, pour bénéficier de son "taux plein", de 41,5 années de travail.
Premier d'entre eux : la remise en cause du fameux « statut du cheminot », objet de tous les fantasmes (voir encadré ci-contre), et dont le Premier ministre Edouard Philippe a confirmé ce 26 février la disparition..
Sans doute celui-ci pèse-t-il peu dans la dette abyssale de la société nationale, accumulée spécifiquement depuis trente ans alors que ses effectifs ont fondu de moitié (de 300 000 à 150 000 salariés).
Principal visé, son régime de retraite (voir encadré ci-contre) coûte effectivement 3,5 milliards par an en ré-équilibrage par l'Etat. Ce "déficit" est dû pour l'essentiel non à son caractère avantageux mais à la chute du nombre des actifs-cotisants. L'abolir pour affecter les cheminots au régime général
n'économisera pas un centime.
Symbole d'intolérables privilèges régulièrement livrés en pâture par une presse moins pointilleuse pour ses propres avantages, le billet gratuit accordé par la compagnie à ses agents et leur famille représente, en coût annuel ... un deux-millième de la dette.
Le fait de s'attaquer bruyamment au bouc émissaire du statut ne comporte pas moins d'évidents intérêts. Au temps de la France-qui-gagne, de la glorification des "winners" et de la compétition générale, la désignation à la vindicte de salariés emblématiques du secteur public reste toujours populaire, au moins à court terme.
Sur un plan pédagogique, le rapport souligne que dans le monde du travail en devenir, nulle catégorie de travailleurs ne peut espérer continuer à défendre ce qu'elle croyait « acquis » : un survivant de l'épopée du rail pas d'avantage — plutôt moins, comme témoin du passé — qu'un employé de Free ou d'une pizzeria.
Lire aussi : SNCF: le gouvernement veut la fin du statut de cheminot, pas des petites lignes La voie libre ?
L'affaire, cependant, n'est pas absolument dépourvue de danger. À de multiples reprises, on a vu dans le passé l'opinion française soutenir, en dépit des imprécations médiatiques, les luttes de ses salariés du public « privilégiés », confusément perçus comme les derniers défenseurs de fait d'un ensemble social en destruction.
Les grèves des cheminots de 1995 — pour leurs retraites, déjà — qui ont désorganisé le pays et épuisé une population condamnée durant des semaines à des transports de fortune ont alors été majoritairement vécues avec sympathie. Elles ont indirectement scellé la chute du gouvernement Juppé et le très inattendu retour au pouvoir de la gauche, deux ans plus tard.
Les temps ont certes changé et les syndicats, depuis lors, ont connu plus de défaites que de succès.
Les crises financières, la précipitation de la mondialisation, le déclin industriel du pays, l'adhésion d'une grande partie de ses élites et de son ex-gauche aux logiques thatchériennes ont modifié les rapports de force, comme l'ont montré les réformes du travail, accomplies par les deux derniers gouvernements
contre les souhaits des Français mais dans une certaine résignation, sans résistance massive.
Muni d'une majorité parlementaire sans états d'âme ni réelle opposition et fort d'une indifférence assumée aux protestations syndicales ou politiques, le gouvernement d'Emmanuel Macron a, pour toutes les réformes de la SNCF qu'il veut, les mains plus libres que ses prédécesseurs ne les ont jamais eues. Cela ne veut pas forcément dire que la voie soit totalement ouverte à tous les voeux du rapport Spinetta.
Le rail contre la désertification
Outre son volet social, celui-ci préconise, sur un autre terrain sensible, la fermeture de lignes de campagne insuffisamment rentables. Près d'un tiers du réseau ferré français est ainsi visé.
Dans un contexte de désertification de la France rurale et des petites villes, le sujet est extrêmement sensible et heurte la société dans toutes ses composantes, au-delà de ses préférences politiques ou économiques.
«
Ces lignes jouent au quotidien un rôle essentiel pour les habitants, pour l’activité économique des zones rurales, et contribuent à irriguer l’ensemble des zones d’emplois des régions concernées », proteste la puissante Association des maires de France.
«
Je ne suivrai pas le rapport Spinetta sur ce point », a prudemment
tempéré le Premier ministre ce 26 février. Ce qui n'empêchera pas le futur établissement ferroviaire d'opérer les choix commerciaux dictés par une logique concurrentielle.
Signaux
Conscient qu'un long débat sur un sujet aussi inflammable risque de devenir problématique sinon mortifère, le gouvernement indiquait ce 22 février, par la voix de son porte-parole Christophe Castaner, envisager de faire adopter la réforme par ordonnances. Une procédure expéditive déjà employée pour réduire le code du travail, qui évite la discussion parlementaire.
Cette fois, cependant, le président du Sénat Gérard Larcher (droite) s'insurge : « Si le Parlement n'est pas sollicité pour débattre d'un sujet aussi important pour l'aménagement du territoire, il y aura un déni de démocratie parlementaire. Je le dis clairement, on nous entendra sur ce sujet ».
Menace peut-être vaine tant Emmanuel Macron a jusqu'à présent su s'imposer en ignorant les vents contraires. Venant du second personnage de l’État et président de la haute assemblée – assez représentative de la France traditionnelle -, l'avertissement n'est tout de même pas anodin.
Il souligne, pour qui voudrait l'oublier, l'importance persistante de la SNCF, son rôle et son devenir dans le débat national. La bataille du rail n'a pas tout à fait dit son dernier mot.
► Pour aller plus loin : entretien avec l'historien Clive Lamming, auteur du livre "Les chemins de fer mythiques, collection L'histoire par les cartes" (Éditions du Chêne-EPA-Hachette)
Propos recueillis par Mohamed Kaci