Fil d'Ariane
Le 5 avril prendront la parole deux spécialistes des questions migratoires : Etienne Piguet, professeur à l’Université de Neuchâtel, et François Crépeau, rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’Homme des migrants. Dans un plaidoyer pour une ouverture maîtrisée, Charles Kleiber évoque déjà quelques-unes des propositions qui sont débattues, dont l’introduction d’une "green card" en Suisse.
Le Temps : On vous connaît comme spécialiste du monde hospitalier, de la formation, de la recherche. Pourquoi ce nouveau cheval de bataille, la migration, pour inaugurer les Disputes de la Maison de la paix?
Charles Kleiber : Ce qui m’intéresse surtout, c’est le débat social et politique. Aujourd’hui, l’immigration est une question centrale, qui occupe l’espace public et constitue un marqueur idéologique. Les Suisses doivent en débattre. Et il faut tout faire pour que de ce débat-là surgissent des exigences pratiques par rapport à une conception de ce qui est vrai, juste et raisonnable ici et maintenant. Car la migration nous questionne. Elle nous met à l’épreuve du monde en changement et de l’autre, celui que nous ne connaissons pas, qui est différent, ne parle pas nos langues et ne voit pas le monde comme nous. Personnellement, je connaissais peu de choses aux migrations avant de m’y intéresser plus sérieusement. J’avais une position plutôt bienveillante, cosmopolite et un peu bobo. Cela ne suffit pas. Quantité de questions se posent. Pourquoi accueillir ? Comment intégrer ? Et combien, si l’on veut éviter de réveiller les vieux démons qui se cachent dans la part sombre de l’homme ?
– Vous voulez montrer le visage positif de la migration. Parce qu’on l’oublie ?
– Oui, on oublie que l’immigration, dans la durée, est civilisatrice. Elle résulte de trois causes - les différences de niveau de vie, les guerres, le changement climatique - qui génèrent de plus en plus l’extrême pauvreté. L’immigration corrige les désordres du monde. Et qui peut dire aujourd’hui que nous ne serons pas les migrants de demain? Notre bien-être est fragile et dépend de plus en plus des autres, les centres de décision se déplacent, l’Asie se développe, le continent européen connaît un déficit démographique majeur. Il faut envisager les migrations dans le long terme. Et s’interroger : et si c’était moi qui frappais à une porte, moi ou mes petits-enfants ? Il faut aussi retrouver la conscience de l’histoire, ne pas oublier les faits. Aujourd’hui, un tiers des Suisses sont issus de l’immigration. Mon propre grand-père, au début du 20e siècle, horloger sans travail, est parti aux Etats-Unis. Puis ma mère s’est à nouveau enracinée ici. Les migrations nous ont faits et ne cesseront de nous renouveler. Notre mémoire, nos coutumes, notre patrimoine génétique en portent encore les traces.
– Aujourd’hui pourtant, l’immigration suscite plus de peurs que d’espoirs. Les portes se ferment.
– Et c’est le cœur du débat : comment organiser le flux migratoire pour qu’il soit au bénéfice de tous ? C’est simultanément un enjeu économique, démographique et moral, car nous avons aussi besoin de l’immigration. Si la Suisse se fermait, elle serait durablement affaiblie. La Suisse, sans immigration depuis les années cinquante, n’aurait que deux tiers de sa population actuelle, nous apprend le professeur Etienne Piguet. Et quel bien-être?
– Mais la Suisse est loin d’organiser ce flux. Elle tente plutôt de le freiner et surtout d’appliquer l’initiative du 9 février contre l’immigration de masse. Comment sortir de cette impasse ?
– En revotant. En acceptant l’initiative "Rasa". L’histoire le montre : les peuples peuvent se tromper et apprendre de leurs erreurs. Surtout, il y a tout un travail d’éducation et de pédagogie à faire. Les vieilles peurs ne doivent pas rester sans réponses.
– Vous voulez que la Suisse mette en œuvre des initiatives expérimentales d’organisation de la mobilité. Qu’est-ce que ça veut dire concrètement?
– On pourrait faire de la Suisse un laboratoire de l’immigration réussie. Ou en tout cas essayer. Notre système démocratique, notre fédéralisme, permettent de faire des expériences formidables. Un exemple? Celui proposé par Johan Rochel, vice-président du Forum de politique étrangère (Foraus), qui plaide pour l’introduction d’une "green card". C’est-à-dire que vous payez un certain montant, 20 000 francs par exemple, pour vous installer en Suisse. Cela dépénaliserait la migration, éradiquerait les passeurs, la violence, le malheur…
– Encore faut-il avoir ces 20 000 francs… ?
– Et un travail. Car avant toute chose, il faut répondre aux besoins du marché du travail. Si tel est le cas, que ce soit pour des emplois très qualifiés ou nettement moins, des modalités peuvent être trouvés par secteurs, par régions, conjointement entre la Confédération et les cantons. On peut aussi imaginer des accords de libre-échange et de coopération qui intègrent la question de la migration de travailleurs.
– Une immigration réussie passe donc par le travail ?
– J’en suis convaincu. Une intégration réussie passe par le logement, le marché du travail et finalement, la citoyenneté, qui est l’acte final de reconnaissance mutuelle. Lorsque la situation économique est favorable, c’est "facile" car le travail est, il faut le rappeler, le premier lien social. Les choses se compliquent lorsque le chômage augmente et que la société se défait. Raison pour laquelle notre économie doit rester innovante. N’oublions pas ce chiffre : 15% des entreprises qui créeront notre richesse dans 15 ans n’existent pas aujourd’hui. Il faudra les créer, donc préserver notre capacité d’innovation, ce qui permettra d’entrer sereinement dans un processus d’organisation de la mobilité. Tout se tient : l’impératif moral avec l’impératif démographique et l’impératif économique.
– En résumé, on accueille. Mais en cas de difficultés économiques?
– Une clause ultime de sauvegarde doit être évidemment discutée pour l’immigration à des fins professionnelles. L’immigration saisonnière aussi qui permet un apprivoisement progressif de l’autre. Elle a été beaucoup critiquée dans le cas de l’immigration italienne. Mais prenez l’exemple d’un couple de migrants. Il vient en Suisse. Chacun a un emploi. S’il doit repartir, il emporte dans son bagage l’apprentissage d’une langue, d’une autre culture, qu’il enrichit sa propre expérience. Puis il revient quelques mois plus tard avec une expérience renouvelée, s’appuie sur la diaspora et son extraordinaire capacité d’inclusion. C’est un modèle tout à fait intéressant, qui participe du mélange des cultures, fait circuler les savoirs et favorise la mobilité.
– Mais un modèle qui fait peur… Les citoyens sont-ils vraiment prêts à vous suivre sur ce chemin de l’ouverture ?
– Jusqu’à maintenant, les Suisses ont été assez exemplaires. En comparaison internationale, avec 25 % d’habitants nés à l’étranger, soit beaucoup plus que les pays européens et les USA, la Suisse a montré sa capacité pragmatique à intégrer l’autre.
– Le vote du 9 février montre que ce n’est plus forcément le cas. Il ne faut pas en tenir compte?
– Chacun d’entre nous est travaillé par des forces de changement et des forces de conservation. La conservation est nécessaire à la vie. Le changement aussi. Le problème est d’équilibrer ces deux nécessités. Si vous êtes cosmopolites, à l’aise dans votre vie, le changement ne vous fait pas peur. Quand vous êtes dans une situation de faiblesse, l’autre, l’inconnu, peut faire peur. C’est humain. Mais je crois en l’intelligence collective. On ne fonde pas une politique migratoire sur la peur: on la fonde sur la raison. La Suisse a l’intérêt et l’obligation d’accueillir davantage d’immigrés. Mais elle peut et doit exercer son autonomie en disant combien, comment et qui elle veut accueillir. Le développement par les migrations: ce sera sa contribution à une meilleure marche du monde.