carnet de route, épisode 2

La Tchéquie, l’Orient, le crayon et le minaret (2/2)

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musil le bedouin

Le "Morave bédouin", Alois Musil (1868-1944), explorateur, orientaliste, "cheikh Moussa" pour les Arabes

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Venu au jour mi 1868 à Rychtarov, non loin de Vyshkov, Alois Musil, cousin de l’écrivain Robert Musil, est happé tôt par l’univers de la Bible, ce grand portail ouvert sur l’Orient. Le doctorat en théologie obtenu à l’université d’Olomouc, ordonné prêtre, il se rend dès 1895 à l’Ecole biblique française de Jérusalem puis à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Il est aussi surpris, et ému, de découvrir des Arabes chrétiens que Mucha d’avoir croisé des Slaves musulmans.

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Cours d’arabe intensif, épigraphie, archéologie biblique, une jeune discipline vouée à fouiller le sous-sol de la terre sainte afin de confirmer ou d’infirmer le récit biblique. Français, Anglais, Américains, Allemands et, à travers Musil, Tchèques aussi, y travaillent d’arrache-pied. Lui-même sillonne le Proche-Orient encore ottoman, du Liban à l’Irak et de la Syrie à la Palestine. Il remet au jour un manoir omeyyade du VIIIème siècle. Qasr Amra, est un hammam du désert avec ceci de particulier, et c’est tout l’apport de Musil, orné de fresques qui évoquent celles de Pompeï. L’islam n’est donc pas si iconoclaste…

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Construit au VIIIe siècle, Qasr Amra tenait du manoir fortifé et du hamman en plein désert (en Jordanie) pour les califes omeyyades de Damas.

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À l’heure où Tomas G. Masaryk anime le Parti progressiste et Alfons Mucha reçoit la Médaille d’Argent à Paris, Alois Musil est déjà de retour à Vienne où son rapport sur Qasr Amra est publié, début 1907. L’an d’après, à Istanbul, les Jeunes Turcs renversent le sultan et s’emparent du pouvoir. Ils exigent aussitôt le retrait du mandat austro-hongrois sur « leur » Bosnie-Herzégovine. L’Autriche-Hongrie s'y refuse et, pis encore, décide d’annexer la province. Istanbul décrète en retour un embargo sur les produits importés, tous, jusques et y compris le fez et le crayon Koh-i-Noor. Le coup très dur, le coût trop lourd pour l’industrie du pays tchèque.

En réaction, Vienne enfonce le clou en émettant, le 12 mars 1912, le décret qui instaure l’islam en tant que religion d’empire au même titre et dignité que l’Eglise catholique, les cultes protestants et juif. La foi du Prophète gagne ainsi le cœur spirituel de l’empire fondé par le Très Catholique Charles Quint.

Las. Le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, l’héritier de l’Empire austro-hongrois, est assassiné à Sarajevo. le Vieux Continent bascule d'un coup dans le premier conflit mondial sans l’avoir vraiment voulu. Alois Musil reprend du service. Il est envoyé en Orient arabe avec mission de torpiller l’action de Lawrence dit d’Arabie visant à soulever les Arabes contre les Turcs, ce qui lui vaut bientôt le surnom de Lawrence de Moravie. Il est même adopté par la tribu de Ruwaili qui le baptise Cheikh Moussa, une seconde « famille », arabe, et des « frères de sang », auquel il restera loyal jusqu’au bout.

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Masaryk sur le Haram El-Chérif, le "Noble Sanctuaire", l'esplanade des mosquées El-Aqsa et le Dôme du Rocher.

Masaryk Institute and Archive of the CAS (MIA CAS), AUTGM, fund T. G. Masaryk, photographs.

La fin de la Grande Guerre, 11 novembre 1918 est aussi celle des empires austro-hongrois, ottoman et russe. Elu président fin 1920, T. G.Masaryk établit un état de droit qu’il veut équitable pour chacun. À l’automne 1923, Ankara remplace Istanbul en tant que capitale de la république de Turquie. Son fondateur, Kemal Ataturk, moderniste de choc, interdit le port du fez par décret, soucieux qu’il est d’européaniser son peuple. Un autre coup terrible pour la manufacture de Novy Jicin, qui y perd son débouché historique et qui ne devra son salut qu'au vaste marché arabe, puis africain.

Alfons Mucha accourt de son atelier à Prague, capitale de la Tchécoslovaquie souveraine, en dessine le premier le timbre, les billets de banque. Alois Musil, lui, opte finalement pour la Tchécoslovaquie plutôt que pour l’Autriche. Son poste d’enseignant à l’université Charles lui est contesté, en raison de sa proximité avec la cour impériale. Il en profite pour aménager sa maison natale, baptisée dès lors « Maison Moussa », en signe de loyauté à son autre "famille" bédouine.

Masaryk, élu président au tournant de 1920, ne tient pas pour autant en place. Lui qui a parcouru tant de pays met le cap, cette fois-ci, sur l’Orient, lui qui, sur le conseil d’Alois Musil, a crée l’Institut oriental de Prague. Il débarque à Alger et s’installe dans un quartier où, avant lui, ont posé leurs valises Karl Marx, Oscar Wilde et Eliezer Ben Yehuda, le juif russe, inventeur de l’hébreu moderne. Ebloui par la lumière, il visite Boufarik, vitrine de la colonisation agricole française, bifurque vers l’oasis de Biskra et pousse jusqu’en Tunisie.

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Pavillon de la Bosnie-Herzégovine. Inspiré par un fort ottoman dans les Balkans, Mucha a conçu un monument vedette de l'Exposition 1900 de Paris.

Une fois souverain, le pays s’affirme, se stabilise mais l’Orient est toujours derrière la ligne d’horizon de Prague. Ainsi, au printemps 1925, plus d’un millier de Tchèques et de Slovaques, y compris des couples avec enfants, prennent le train pour le Kirghizistan, une république soviétique turcophone et musulmane. Parmi eux, le Slovaque Alexandre Dubcek, le futur héros du Printemps de Prague de l’été 1968. Leur objectif, créer dans la steppe une commune agricole et industrielle égalitariste, l’exemple vivant d’un socialisme à visage humain. Le projet « réussit » si bien, non sans drames familiaux et répression, qu’il est absorbé par l’Etat soviétique par peur de la contagion.

L’hiver 1922 l’Egypte est indépendante, la Tchécoslovaquie qui a déjà ouvert son premier consulat à Alexandrie.  la reconnaît aussitôt. Aussi, T. G. Masaryk s’y rend-il début avril 1927. Il accoste Alexandrie sous un faux nom, histoire de passer inaperçu. Trop tard, le roi Fouad 1er est au parfum grâce à son représentant à Prague. Il est ainsi le premier chef de l’Etat tchécoslovaque à visiter l’Orient.

Au Caire, le roi remet à son illustre visiteur la médaille de l’Ordre de Mehmet-Ali, le père de l’Egypte moderne, dont l’origine albanaise aurait pu faire de lui un sujet austro-hongrois. Fasciné par la vallée du Nil, Masaryk y voit défiler le Sphynx et les Pyramides, voyage par voiture, train et bateau, s’attarde à Louxor, à Karnak, dans la Vallée des Rois et descend jusqu’à Assouan où il loge au légendaire hôtel Old Cataract, cher à Winston Churchill et à Agatha Christie qui y a écrira son fameux roman « Meurtre sur le Nil ».

La Palestine qu’il foule en venant d’Egypte est alors un chaudron, où à la main lourde d’Istanbul s’est substituée celle de Londres. Masaryk parcourt le pays, la Terre sainte, le berceau de la foi des trois fils d’Abraham. Prudent, humble, il écoute, médite. À ce qu’il en ressort dans les journaux et récits de ce séjour, deux questions le taraudent et qu’il pose partout, à tous ses hôtes : l’instruction et les rapports entre Juifs et Arabes.

Il rentre au pays via la Grèce. Il est réélu. Deux ans plus tard, bien qu'affaibli, il invite le roi Fouad 1er à Prague. L’Egyptien y est accueilli en grand arroi, un survol d’avion salue son arrivée. Il inspecte l’usine Skoda, se rend jusqu’à Koprivnice pour découvrir de Ringhoffer-Tatra d’où sortent les wagons que Le Caire requiert pour son réseau de chemin de fer en plein essor. L’université Charles le fait Dr honoris causa.

Après Fouad 1er, T. G. Masaryk n’accueillera plus d’autre dirigeant. Lors de son quatre-vingtième anniversaire, le prestigieux magazine cairote "Le Flambeau d'Égypte" lui consacre un portrait aussi subtil qu'élogieux : "Masaryk, dira-t-on, ne connut le triomphe qu'à la fin de sa carrière. N'est-ce point le juste sort des sages ? La vieillesse de ce libérateur, c'est un beau crépuscule de son pays, tendu, clair, et sans nuages. Tout est bien ainsi. À d'autres plus fougueux et capables de forcer le destin, l'enivrement d'une jeune gloire !" Déjà malade, il se retire peu à peu du pouvoir, jusqu’à sa mort, à l’automne 1937, au château de Lany.

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Le roi Fouad 1er reçu à Prague par le président tchècoslovaque Tomáš G. Masaryk.

Masaryk Institute and Archive of the CAS (MIA CAS), AUTGM, fund T. G. Masaryk, photographs.

Alfons Mucha, après avoir achevé et exposé l’Epopée slave, chantier auquel il aura consacré vingt ans de travail acharné, rend l’âme, l’été 1939. L’Eglise lui ayant refusé une sépulture catholique, le corps du hérault de l’Art nouveau, franc-maçon déclaré, est jeté à la fosse commune. Alois Musil, lui, édite, à l'instigation de Masaryk, romans pour jeunes, récits de voyages, articles et ouvrages sur Pétra, l’islam ou la poésie bédouine. Il quitte Prague pour le bourg d’Otryby où il s’éteint le 12 avril 1944.

1918-1938. A vingt ans, la République tchécoslovaque s’effondre. Une nuit de sept ans s’ensuit. Et quand le soleil se relève à l’Est, il est rouge, couleur de Moscou. Début février 1948, les marxistes locaux, soutenus par l’Union soviétique, s’emparent du pouvoir à Prague. Ainsi, après avoir vécu en tant que province de la maison Habsbourg, le pays bascule, de nouveau, sous la coupe de l’étranger, du Bloc communiste.

Les Soviétiques, saisis par la qualité du parc industriel tchécoslovaque et le savoir-faire de ses cadres, y recourent à l’envi, au service de l’expansion de l’idéologie marxiste. Très tôt, le tissu industriel tchécoslovaque en fait un des plus gros exportateurs de produits finis du Bloc communiste : tracteurs, camions, armes, y compris chars et avions, tout y passe, sans oublier les crayons Koh-i-Noor et, bien entendu, le fez dont le pays reste, jusqu’à nos jours, un exportateur de premier plan.

Ainsi, Joseph Staline, soucieux de se concilier un futur Etat juif « socialiste » en Orient, enjoint-il à Prague de livrer à celui-ci armes et conseillers. Israël, sorti vainqueur de la première guerre israélo-arabe, s’aligne néanmoins sur Washington. Moscou réagit, sans état d’âme, en incitant le même pouvoir tchécoslovaque à changer de fusil d'épaule et à fournir des armes, cette fois-ci, non plus à Tel-Aviv mais au Caire, à Damas, au FLN, durant la guerre d’Algérie, plus tard à l’OLP de Yasser Arafat…

Prague, baptisée Genève de l’Est, devient le fourrier de Moscou, fiché au flanc de l’Occident. Des milliers de médecins, de techniciens, conseillers militaires et enseignants tchécoslovaques essaiment sur les cinq continents, à Cuba, au Vietnam, au Yémen, en Algérie. En sens inverse, autant d’étudiants boursiers affluent à Brno, Bratislava, Olomouc et Prague pour y étudier. Beaucoup regagnent leurs pays diplôme en poche et épouse du pays au bras.

Mis sous le boisseau, cet intervalle communiste, "internationaliste", n'a pas produit que des despotes et des apparatchiks, il a eu, aussi, ses héros, anonymes, méconnus : médecins, architectes, enseignants, ils ont soignés, instruit, construit... 

journalistes algériens stage

Alger, 1964. Centre familial de Ben-Aknoun. Les "pionniers" du journalisme algérien, avec un de leur formateur - allongé sur le sol-, le Tchécoslovaque Ota Hitschmann, venu de l'Agence de presse CTK ou "Ceteka". (Youcef Ferhi, "Dix ans de presse 1962-1972")

Que reste-t-il, en Tchéquie, de cet héritage oriental, 35 ans après la chute du Mur ? Le minaret, bien sûr, le label Koh-i-Noor, le fez de la marque Fezco désormais associée à Tonak. Il y a ce cimetière musulman à Hodonin, la ville natale de T.G. Masaryk, où reposent, au voisinage de tombeaux juifs et chrétiens, 387 soldats ottomans, venus en renfort durant la Grande Guerre pour soutenir l’ex rival austro-hongrois contre l’ennemi russe.

 

CIMETIÈRE D'Hoda

Hodonin, ville natale de T.G. Masaryk. Carré musulman du grand cimetière de la ville. 387 soldats ottomans ayant combattu en Galice (en Ukraine de nos jours), sur le front russo-austro-hongrois lors de la Grande Guerre, y reposent. Deux autres mémoriaux, sis à Pardubice et Velasske Mezirici, y accueillent 508 et 205 "martyrs". DR.

À Prague, il y a trois ans, l’Institut oriental, cher à T. G. Masaryk et A. Musil, a commémoré son centenaire. Mis sous les auspices de l’Académie tchèque des sciences, il a étendu la notion d’Orient vers l’Est, jusqu’au… Japon. Alois Musil, un temps occulté, fait désormais l’objet d’expositions, d’un timbre à son effigie, d’un excellent documentaire de Josef Fiser que la télévision d’Etat a diffusé fin avril. Il y a aussi une rue Sarajevo, aujourd'hui capitale de la Bosnie-Herzégovine, qui a su cacher durant la Guerre froide l'entrée d'un grand abri anti-atomique. 

L’amateur d’Orient, en mal de hammam, de bazar ou de minaret pourra se consoler au somptueux Grand Café d’Orient, un des plus beaux d’Europe. Il occupe un étage de la Maison de la Vierge Noire, chef d’œuvre de l’architecture cubiste, au cœur de la Vieille Ville. On y sert un arabica mousseux, suave à l’envi. Le Café Impérial, sis à l'hôtel éponyme, mérite une escale "historique". Ce joyau de l'Art Nouveau a accueilli entre autres figures T. G. Masaryk et Frantz Kafka. L'écrivain qui n'a jamais visité l'Orient a néanmoins écrit sous le titre insolite "Chacals et Arabes", une fascinante parabole de la coexistence judéo-arabe en Palestine.

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Le Grand Café d'Orient au coeur de Prague.

Non loin de là, se dresse l’Horloge astronomique, un joyau historique dont le tic-tac rythme depuis le XVème le temps de ce pays à la fois si vieux et si jeune. Elle s’anime à chaque heure tapante. Deux lucarnes s’ouvrent alors d’où s’échappent les douze apôtres pour parader. Au même moment, quatre autres automates, allégoriques, s’agitent : la Vanité face à l’Avarice et la Mort incarnée par un squelette face à l’Insouciance, personnifiée par un Turc en turban, jouant du luth. Un bon vivant, un... Oriental

Pour mieux découvrir Prague et ses mystères : https://prague.eu/en/

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