Alors que les manifestations qui se succèdent depuis deux mois contre le gouvernement de la Première ministre thaïlandaise Yingluck Shinawatra s'émaillent d'incidents, et que l'on déplore déjà deux morts, un coup d'Etat militaire se profile-t-il en Thaïlande ? Analyse.
La loi d'amnistie votée par la chambre basse en novembre 2013 a été "la goutte d'eau d'impunité" de trop qui a fait déborder "le vase du ras-le-bol populaire". Malgré le rejet de cette loi par la chambre haute — après que les opposants au gouvernement l'eurent pointée comme taillée sur mesure pour permettre au frère de l'actuelle Première ministre de revenir aux affaires — rien n'y fait : une part grandissante de la population ne supporte plus de voir au pouvoir Yingluck Shinawatra, la sœur de l'ancien chef du gouvernement, Thaksin Shinawatra. Ce même Thaksin Shinawatra qui fut condamné par contumace en 2008, à deux ans de prison pour malversations financières après avoir fui le pays en 2006, à la suite d'un coup d'Etat. La Thaïlande est-elle une fois encore, au bord de l'explosion et d'un nouveau putsch militaire ?
Corruption et aide sociale
Les manifestants anti-gouvernement reprochent avant toute chose à la Première ministre et à ses alliés de se maintenir en place par intérêt, de décider de lois avec pour unique objectif qu'elles les protègent et leur permettent de continuer à profiter de leurs avantages. Le pouvoir politique thaïlandais est dénoncé pour sa corruption et sa collusion avec une partie du milieu des affaires qui s'enrichit en toute impunité à grands coups de pots-de-vin. L'ex premier ministre Thaksin Shinawatra, frère de l'actuelle, a d'ailleurs été jugé coupable de "malversations financières"…
Le journaliste et essayiste, Arnaud Dubus, installé depuis 25 ans en Thaïlande interrogé sur les raisons des manifestations explique que "le projet de loi d'amnistie a été la goutte d'eau de trop, puisque jusque là, le mouvement anti-Shinawatra n'avait pas réussi à mobiliser vraiment, il y avait eu plusieurs tentatives en 2011, 2012, et ça n'avait pas fonctionné. Les gens du gouvernement ont fait un très mauvais calcul : ils ont cru que si le coup de poker (la loi pour amnistier Thaskin Shinawatra, ndlr), ne marchait pas, ils pouvaient revenir en arrière en annulant la loi d'amnistie. Mais le coup de poker était tel qu'ils ont ouvert une boite de Pandore qui ne peut plus être refermée."
Pour autant, une part importante de la population soutient le clan Shinawatra : les fameuses "chemises rouges" impliquées dans les affrontements violents des émeutes de 2010, contre les "chemises jaunes", opposées au régime. Soutien qui n'est pas simplement celui d'une concurrence de l'élite urbaine, comme il est souvent résumé, et qui peut s'expliquer par divers facteurs, comme le souligne le journaliste : "il y a une classe de paysans, semi-urbanisée, et ce ne sont pas ces paysans misérables comme il y a 40 ans, ils ne dépendent plus seulement de l'agriculture, font souvent un peu de commerce, ont envoyé leurs enfants un ou deux ans à l'université, et ils aspirent à avoir une vie proche de celle des classes urbaines. Ces migrants semi-urbanisés, dont font partie les moto-taxis par exemple, soutiennent le gouvernement, parce que Thaksin a fait à l'époque où il était Premier ministre, une politique sociale qui accordait des bénéfices matériels très concrets pour ces gens là : la sécurité sociale, les fonds d'aide des emprunts, par exemple. C'était le premier gouvernement à faire cela".
Un système en bout de course
Si les catégories de populations qui soutiennent le gouvernement sont à peu près connues, ainsi que leurs motivations, il est plus difficile d'appréhender les opposants. Le journaliste Arnaud Dubus le reconnaît : "on a plus de mal à définir ces opposants au gouvernement, mais on sait quand même que cela comprend ce que l'on appelle 'l'élite traditionnelle', c'est à dire les fonctionnaires, les bureaucrates, et une grande partie des milieux économiques. Les grosses sociétés thaïlandaises trouvaient par exemple que Thaksin ne partageait pas assez, mais paradoxalement, cette opposition est aussi composée de gens de milieux assez modestes, qui haïssent la famille Shinawatra."
Ce qui fait l'unité de ces opposants, est pour le journaliste, "la protection de leurs intérêts, surtout pour l'élite traditionnelle avec la situation royale, et puis la haine à l'égard de la famille Shinawatra". Mais au delà des manifestations hostiles au gouvernement, la scission et les affrontements qui s'opèrent au sein de la population ne sont-ils pas les symptômes d'un mal de société plus profond ?
Arnaud Dubus le pense et remonte le cours de l'histoire thaïlandaise pour l'expliquer : "La société thaïlandaise n'a quasiment pas bougé depuis la fin du 19ème siècle. Il y a eu un roi au tout début du 20ème siècle qui a fait une grande réforme centralisatrice, avec une administration sur le modèle occidental, et qui a cassé le vieux système féodal où les chefs de province administraient comme bon leur semblait. Depuis cette réforme, il n'y a pas eu d'évolution. La soi-disant révolution de 1932 a très vite été récupérée par les militaires et les milieux aristocratiques. Et toute l'histoire de la Thaïlande depuis cette époque est une lutte de ces milieux aristocratiques pour reconquérir le pouvoir. C'est donc une vieille société un peu fossilisée, hiérarchique, faite de privilèges qui arrive en bout de course, avec la fin du règne du roi actuel qui a régné 67 ans. Tout ce système commence à être remis en cause depuis une dizaine d'années."
Vers une transition ?
"Beaucoup de gens ont à perdre si le système thaïlandais actuel disparaissait. La corruption a toujours été présente dans le pays, depuis les années 50 et de gros intérêts financiers sont en jeu", précise Arnaud Dubus : "des milliards et des milliards d'euros".
C'est donc une sorte de transition semblable à celle d'un ancien à un nouveau régime que décrit le journaliste, et le paradoxe ultime de ce celle-là est que "celui qui a réveillé cette conscience politique contre l'aristocratie, Thaksin Shinawatra, est un pur produit de la nouvelle société thaïlandaise : un nouveau riche, arrogant, corrompu, absolument anti-démocratique".
Le problème thaïlandais réside aussi dans le poids des réseaux des milieux monarchiques, de la haute bureaucratie, des affaires, qui pèsent de façon très importante sur la société. Et liées à ce réseau, rappelle Arnaud Dubus, "les classes moyennes urbaines qui sont essentiellement d'origine sino-thaïlandaises, avec un ostracisme de leur part envers les provinciaux qui sont plus souvent d'origine thaï que d'origine chinoise. Et ce réseau contrôle le pays."
Les récents événements tragiques où un manifestant, ainsi qu'un policier ont été tués par balles, sont inquiétants et peuvent inciter à penser que des affrontements entre partisans et opposants au régime pourraient se reproduire, comme en 2010. Que ferait l'armée, indépendante du pouvoir politique, dans ce cas de figure ? Arnaud Dubus estime que l'armée se tient prête : "Si l'on était encore comme dans le passé, il y aurait déjà eu un coup d'Etat. Aujourd'hui l'armée est divisée, donc c'est plus difficile, et puis le coup d'Etat de 2006 a durablement affecté l'image de la Thaïlande, et les militaires savent que ça a été une mauvaise chose. La limite, c'est le problème des violences. S'il y a des morts en grand nombre, ils se sentiront obligés d'intervenir, parce que pour eux, la sécurité nationale sera en jeu. Si les chemises rouges viennent à Bangock et qu'il y a des affrontements entre groupes de population, les militaires feront un coup d'Etat".