Fil d'Ariane
Pour la première fois des chasseurs F16 de l'armée de l'air turque ont bombardé, vendredi 24 juillet, des cibles de l'organisation Etat islamique en territoire syrien. Des raids ordonnés en représailles à l'attaque menée jeudi par des combattants jihadistes contre un poste de l'armée turque qui a entraîné la mort d'un soldat.
"L'opération menée contre l'EI a rempli son objectif et ne s'arrêtera pas", a affirmé vendredi devant la presse le Premier ministre Ahmet Davutoglu."Ce qui s'est passé depuis quelques jours montre que la situation n'est plus sous contrôle", a renchéri le président et homme fort du pays, Recep Tayyip Erdogan, "ce n'est pas une opération d'une nuit, elle continuera avec détermination".
Ces premiers raids aériens de la Turquie suggère un changement dans la politique syrienne du régime islamo-conservateur turc, longtemps accusé par ses alliés de fermer les yeux, voire de soutenir les organisations radicales en guerre contre le régime de Damas.
Mais cette mobilisation turque marque-t-elle un vrai tournant dans la lutte contre le groupe Etat islamique ? Le décryptage de Slimane Zeghidour, rédacteur en chef et éditorialiste à TV5Monde.
Depuis l'attentat-suicide attribué au groupe Etat islamique dans la ville de Suruç (une localité turque à majorité kurde proche de la frontière syrienne), Ankara a clairement intensifié sa lutte contre le groupe jihadiste. Selon l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH), neuf jihadistes seraient morts lors du raid de vendredi.
M. Erdogan a par ailleurs confirmé que son pays avait autorisé les Etats-Unis à mener des raids aériens contre des cibles jihadistes en Syrie ou en Irak depuis plusieurs de leurs bases, dont celle d'Incirlik. "Elles seront utilisées dans un certain cadre", a-t-il précisé, sans toutefois livrer de détails.
"L'ouverture de la base suggère que la Turquie ne va peut être pas jouer un rôle éminent, même si c'est possible, mais un rôle de soutien plus actif", a commenté Aron Stein, expert au Atlantic Council Rafic Hariri Center de Beyrouth. La Turquie était jusque-là restée l'arme au pied face à l'EI. Elle avait refusé d'intervenir militairement en soutien aux milices kurdes de Syrie, par crainte de voir se constituer une région autonome qui lui serait hostile dans le nord de ce pays.
Des avions turcs ont aussi bombardé des positions militaires du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans l'Irak voisin vendredi soir.
Mercredi les rebelles du PKK avaient revendiqué l’assassinat de deux policiers turcs près de la frontière syrienne. Ils affirmaient avoir agi en réponse à l’attentat-suicide perpétré à Suruç, estimant que l’EI est "un allié objectif de l’Etat turc".
L'attaque de Suruç, qui a fait 32 morts et une centaine de blessés parmi des militants de la cause kurde, a ravivé la colère de la communauté kurde de Turquie, qui dénonce "la duplicité du gouvernement turc".
Sur leur propre sol, les autorités turques ont également mené dans tout le pays un coup de filet inédit contre des membres présumés du groupe Etat islamique. Cette opération antiterroriste a également visé l'extrême gauche et, surtout, les rebelles du PKK.
Selon le dernier bilan officiel, 590 personnes ont été arrêtées et placées en garde à vue. Parmi elles figure Halis Bayancuk, également connu sous le nom d'Abou Hanzala, présenté par l'agence progouvernementale Anatolie, comme un responsable du groupe Etat islamique à Istanbul. Une militante marxiste a également été tuée par la police à Istanbul, selon les médias.
Comme presque chaque jour depuis lundi, une manifestation contre le groupe jihadiste et la politique syrienne de M. Erdogan a été violemment dispersée par la police samedi à Istanbul. Des milliers de personnes étaient attendues dimanche après-midi dans la plus grande ville de Turquie pour une "marche pour la paix", à l'appel du principal parti kurde de Turquie. Mais, par souci d'apaisement, celui-ci a finalement décidé d'annuler la marche antijihadiste, interdite par le gouverneur.
En quelques jours, la tension entre le gouvernement islamo-conservateur turc et les rebelles kurdes du PKK est brusquement montée. Samedi 26 juillet, tard dans la soirée, deux soldats turcs ont été tués dans une ville du sud-est de la Turquie à majorité kurde. Une attaque que l'état-major turc a attribuée à « l'organisation terroriste et séparatiste », expression utilisée pour désigner le mouvement rebelle kurde du PKK.
Quelques heures avant cet attentat, l'aile militaire du PKK avait menacé de rompre le fragile cessez-le-feu décrété depuis 2013. En cause ? La vague de bombardements ordonnée par les autorités turques contre le PKK dans le nord de l'Irak, simultanément à l'offensive menée en Syrie contre le groupe Etat islamique. « Face à ces agressions, nous avons le droit de nous défendre » , ont déclaré, vendredi 24 juillet, les Forces de défense du peuple (HPG), l’aile militaire du PKK, sur leur site Internet.
Cette escalade des violences semble compromettre sérieusement le processus de paix entamé en 2012 entre Ankara et le chef emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan. « La terreur et la violence exercées par le PKK ont empoisonné le processus de paix », a accusé le vice-Premier ministre Yalçin Akdogan. En retour, le principal parti kurde de Turquie a, quant à lui, accusé M. Erdogan de vouloir « mettre le feu au pays afin d'obtenir les pleins pouvoirs », près de deux mois après des élections législatives où son parti à perdu la majorité absolue qu'il détenait depuis treize ans. « Sous couvert d'une offensive contre le groupe Etat islamique, le gouvernement a déclaré une guerre à toutes les organisations terroristes », a expliqué à l'AFP David Romano, de l'Université d'Etat du Missouri, aux États-Unis. Avant d'ajouter « Je soupçonne qu'il vise plus le PKK que l'EI » .
Depuis lundi, la tension est vive dans de nombreuses villes de Turquie, notamment dans le Sud-Est à majorité kurde. Des manifestations contre le gouvernement, accusé d'être responsable de la montée en puissance des jihadistes, sont réprimées. Samedi soir, un homme a été tué par balle lors d'affrontements entre la police et des manifestants prokurdes à Cizre (sud-est), selon des sources hospitalières. La Maison Blanche, quant à elle, a défendu dimanche le droit des Turcs à « mener des actions contre des cibles terroristes », selon son conseiller adjoint à la Sécurité nationale, Ben Rhodes.