Inaugurée en avril par la rafle de plusieurs centaines d'intellectuels de Constantinople qui seront, pour la plupart, déportés et massacrés, celle-ci est opérée massivement – à partir du mois de mai – d'abord dans les provinces d'Anatolie proches puis en retrait du front russe. Le
modus operandi en est relativement constant. Les notables sont arrêtés, isolés et contraints sous la torture d'avouer des forfaits ou trahisons imaginaires. Les prisonniers sont éloignés et massacrés à proximité de la ville. Les autres hommes de plus de 15 ans sont alors également séparés du reste de la population pour être à leur tour exécutés sans délai (balle, pendaison, égorgement, décapitation) ou déportés dans des conditions qui leur laissent peu de chances de survie. Femmes et enfants sont emmenés. «
Encadrés par des gendarmes, écrit l'historienne française d'origine arménienne Taline Ter Minassian
, des soldats, des tchéttés qui pillent, enlèvent, violent les femmes et les filles et appliquent fermement un système d'extermination combinant des marches forcées et la pénurie de nourriture et d'eau, les déportés ne sont bientôt plus qu'un bétail misérable, harcelé, décimé par les paysans anatoliens, les nomades et les tribus kurdes ». Ces dernières sont employées et payées comme bras armé de la liquidation.
Lorsque, à la fin de 1916, les observateurs font le bilan de l'anéantissement des Arméniens de Turquie, ils peuvent constater que, à l'exception de trois cent mille Arméniens sauvés par l'avancée russe et de quelque deux cent mille habitants de Constantinople et de Smyrne qu'il était difficile de supprimer devant témoins, il ne persiste plus que des îlots de survie : des femmes et des jeunes filles enlevées, disparues dans le secret des maisons turques ou rééduquées dans les écoles islamiques ; des enfants regroupés dans des orphelinats pilotes ; des miraculés cachés par des voisins ou amis musulmans ; ou, dans des villes du centre, quelques familles épargnées grâce à la fermeté d'une autorité morale. La majorité des historiens non turcs
évaluent aujourd'hui à 1,2 million le nombre total de tués en une quinzaine de mois.
A long terme, le crime ne profite pas beaucoup à ses instigateurs qui se retrouvent, à l'issue de la Grande guerre, dans le camp des vaincus. Le parti des
Jeunes-Turcs s'effondre en 1918. Les criminels de guerre sont jugés par un tribunal ottoman pour «
l'extermination d'un peuple entier constituant une communauté distincte », avec cette précision dans le réquisitoire : les déportations «
furent conçues et décidées par le Comité central d'Ittihat ». En fuite à l'étranger, trois d'entre eux, dont Tallaat, sont condamnés à mort par contumace. Ce dernier est abattu en mars 1921 à Berlin par
Soghomon Tehlirian, dont la famille avait été massacrée six ans plus tôt. Le Traité de Sèvres, en 1920, consacre le démembrement de l'Empire Ottoman. Trois ans plus tard, la révolution de Mustapha Kemal ouvre l'ère de la Turquie moderne. La bataille de la mémoire, pourtant, ne fait que commencer.