L'affaire Petrobras revient après la publication de milliers de documents officiels. Ils ont été rendus publics par les autorités brésiliennes quelques jours seulement après la fin des JO de Rio. Ces documents attestent du rôle des banques suisses dans cet immense scandale de corruption.
Les employés de la police fédérale se souviendront longtemps du mois de juin 2015. Alors que Berne plonge lentement dans la torpeur d’un été caniculaire, le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) se retrouve assailli de fax et de courriers recommandés.
Les banques suisses, qui ont appris l’arrestation quelques jours plus tôt au Brésil du milliardaire Marcelo Odebrecht, sont prises de panique. Elles dénoncent en bloc tous les comptes et les transactions qui lui sont liés de près ou de loin ainsi qu’à son conglomérat actif dans la construction, qui porte son nom. «Le MROS a reçu près de 80 communications en un seul jour, se remémore une source proche du bureau. Ils n’avaient jamais vu ça avant.»
A ce moment-là, le scandale de corruption Petrobras, qui était jusque-là resté circonscrit à la société pétrolière semi-étatique du même nom, prend une toute nouvelle ampleur. Au Brésil comme en Suisse.
Pendant près de dix ans, des comptes à Genève, à Zurich et au Tessin ont permis de blanchir l’argent que recevaient des politiciens et des dirigeants de l’industrie brésilienne en échange de contrats colossaux. Tous les grands chantiers de ces dernières années sont concernés, selon les médias brésiliens, des stades de la Coupe du monde 2014 aux infrastructures des Jeux olympiques 2016 en passant par le métro de Rio.
Pour plusieurs observateurs, cette affaire met en lumière les risques que les banques suisses prennent en s’attaquant à de nouveaux marchés émergents. Des marchés certes lucratifs – le Brésil a connu une forte croissance au début des années 2000 – mais qui présentent des risques qu’elles ne maîtrisent pas bien. Pour d’autres, elle montre la négligence dont ont fait preuve les banques quand il s’agissait d’accueillir des dizaines de millions de dollars.
Des millions de documents et dix emplois plein-temps
Pour la justice suisse, l’affaire brésilienne est l’une des plus complexes de son histoire. «Les actes de procédure représentent plusieurs millions de documents, dont une part considérable est sous forme électronique», souligne un porte-parole du Ministère public de la Confédération (MPC). L’instruction est menée par deux procureurs et mobilise dix personnes à plein temps. A Lausanne, c’est Luc Leimgruber qui gère l’essentiel des procédures Petrobras, soit celles qui concernent surtout la place genevoise. A Berne, Stefan Lenz et son équipe s’occupent de la partie Odebrecht, qui, elle, concerne davantage la place tessinoise.
L’affaire mobilise également des forces du côté de la Finma. L’Autorité de surveillance des marchés financiers collabore même avec des mandataires externes, explique son porte-parole. Après avoir effectué des vérifications préliminaires auprès d’une dizaine d’établissements au moins, elle a ouvert quatre procédures dites «d’enforcement» ces derniers mois. Selon nos informations, de nouvelles banques pourraient être visées à leur tour par de telles procédures dans un proche avenir. Quant aux enquêtes formelles, elles devraient débuter dès le mois de septembre pour deux d’entre elles au moins, dont la banque privée tessinoise PKB.
Celle-ci avait d’ailleurs confirmé au mois d’avril qu’elle était dans le viseur de la Finma. Selon un avocat genevois, elle aurait notamment fait preuve de laxisme en acceptant des comptes liés à Odebrecht sans poser trop de questions.
Documents confidentiels disponibles en ligne
Les banques et les gérants impliqués en Suisse – souvent d’origine brésilienne ou portugaise – ont senti le vent tourner bien avant l’arrestation de Marcelo Odebrecht, notamment quand des prévenus ont décidé de passer aux aveux au Brésil dans l’espoir d’obtenir une réduction de peine. On pense à l’ancien directeur international de Petrobras Nestor Cervero ou, plus récemment, à l’ancien sénateur Sergio Machado. Mais surtout à l’ancien directeur de l’ingénierie de Petrobras Pedro Barusco, qui fut le premier, en novembre 2014, à exposer le rôle des établissements suisses dans cette affaire.
Leurs dépositions, au même titre que des milliers de documents transmis par la justice suisse, ont été rendues publiques par la justice brésilienne et sont aujourd’hui disponibles sur Internet, au plus grand dam des banques helvétique. Car non seulement les noms de beaucoup d’entre elles y figurent – comme ceux de J. Safra Sarasin, HSBC, Julius Baer, Pictet, Lombard Odier, Credit Suisse, UBS, Heritage ou Cramer – mais on y trouve également des documents hautement confidentiels.
Ces documents, que «Le Temps» et la «Handelszeitung» ont entrepris de dépouiller, décrivent un système de corruption institutionnalisé. Et très bien rodé. Au Brésil, les fournisseurs de Petrobras devaient reverser entre 1 et 3% du montant des contrats obtenus pour espérer pouvoir continuer à travailler avec l’entreprise pétrolière. «En cas de refus, ils savaient pertinemment qu’ils n’auraient plus aucune chance de décrocher de nouveaux contrats», explique l’avocat genevois d’un client brésilien ayant accès au dossier judiciaire.
Un mécanisme de blanchiment bien rodé
En Suisse, le mécanisme de blanchiment était tout aussi bien huilé. Les fournisseurs soudoyés, qu’ils soient brésiliens ou étrangers, devaient passer par des intermédiaires brésiliens qui leur désignaient des comptes, généralement ouverts aux noms de sociétés de domicile, sur lesquels il leur fallait verser les commissions. L’instruction a déjà permis de démontrer l’implication de plusieurs milliers de sociétés offshore, précise le MPC.
Une fois arrivé sur ces comptes, l’argent était immédiatement redistribué vers trois ou quatre comptes appartenant à des dirigeants de Petrobras, précisent sous couvert d’anonymat des avocats genevois au fait de l’affaire.
Selon eux, les banques pouvaient difficilement ignorer l’origine problématique de ces fonds. Et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les montants importants étaient transférés, à intervalles réguliers, entre les comptes des intermédiaires et ceux des dirigeants de Petrobras. «Cela ne pouvait pas correspondre, comme certains ont pu argumenter, à la vente d’un immeuble qui n’aurait engendré qu’une seule entrée d’argent», explique un avocat.
Pire. Les transferts se faisaient souvent sur des comptes au sein du même établissement. «Les banques avaient une vision d’ensemble et savaient depuis des années que ce qui se passait n’était pas normal, poursuit l’avocat. Dans certains cas, elles savaient même à l’avance quelle devait être la répartition entre chaque compte.»
Corrupteurs et corrompus dans les mêmes banques
Des documents disponibles sur Internet illustrent ce schéma. Dans un courrier du 23 juin 2014, le procureur Luc Leimgruber exige ainsi le séquestre de comptes appartenant à Pedro Barusco au sein de Royal Bank of Canada (RBC) à Genève. En cause: un contrat de 3,5 milliards de dollars conclu entre SBM Offshore – un groupe néerlandais spécialisé dans l’industrie pétrolière – et Petrobras.
«SBM Offshore aurait versé près de 139 millions de dollars à des intermédiaires et des employés de Petrobras», écrit le procureur. Des agents au Brésil, dont le représentant de SBM Offshore Julio Faerman, auraient vu leurs comptes chez J. Safra Sarasin être crédités de 77,6 millions de dollars entre 2003 et 2013. Ils auraient ensuite reversé 30 millions environ sur des comptes contrôlés par Pedro Barusco au sein de la même banque, précise-t-il.
Et ce n’est pas tout. La réglementation suisse oblige les banques à connaître ceux qui se trouvent derrière un compte, fût-il enregistré au nom d’une société panaméenne, rappelle un avocat. Or, poursuit-il, les corrompus étaient connus au Brésil, il suffisait de taper leur nom sur Internet pour constater qu’il s’agissait de cadres de Petrobras ou d’hommes politiques. D’après lui, tous ces éléments auraient dû faire office de signal d’alarme pour les banques.
L’un de ses confrères, qui défend plusieurs groupes brésiliens, rappelle toutefois que les banques ont le droit d’accepter pour client des personnes exposées politiquement (PEP). «La question est de savoir à quel moment elles doivent s’inquiéter de voir arriver des montants importants par à-coups, précise-t-il. Surtout quand ces montants ne sont pas en adéquation avec les revenus normaux de ces PEP», qu’il s’agisse d’élus ou de fonctionnaires.
Or, les PEP brésiliennes impliquées dans l’affaire menaient une vie de luxe une fois à l’étranger. Le dossier judiciaire de l’ancien président du Congrès brésilien Eduardo Cunha, contraint à la démission pour son implication dans le scandale, est à ce titre révélateur. Hôtels 5 étoiles à Venise, Miami, Zurich ou Dubaï, boutiques Chanel et Louboutin à Paris, Prada à Rome : la facture de sa carte de crédit suisse, utilisée également par sa femme et sa fille, s’élève à 250 000 francs pour la période allant de janvier 2013 à février 2015.
Dénonciations tardives
Aucune des banques contactées dans le cadre de cet article n’a souhaité s’exprimer publiquement sur cette affaire. En coulisses, elles affirment avoir fait leur travail de surveillance et dénoncé leurs clients quand cela était nécessaire. Un observateur avisé de la place genevoise assure même que certaines ont eu tendance à trop dénoncer pour ne prendre aucun risque avec les autorités.
Le problème, comme l’a souligné lui-même le patron de la Finma Mark Branson lors d’une conférence de presse au mois d’avril dernier, c’est que les communications au MROS sont encore trop souvent effectuées suite à la publication d’articles mettant en cause des clients dans les médias.
Un courrier datant du 27 janvier 2015 démontre cette tendance. Pour motiver sa dénonciation d’un compte ouvert en septembre 2008 par l’ancien directeur international de Petrobras Nestor Cervero, Banque Heritage joint à sa lettre trois articles du «Wall Street Journal», de Reuters et du «Buenos Aires Herald» faisant état de son inculpation et de son arrestation quelques semaines plus tôt au Brésil.
Pour un avocat genevois, le système est tout simplement hypocrite. «Tant qu’il n’y a rien dans la presse, les banques ont tendance à ne pas dénoncer leurs clients alors qu’elles ont bien souvent conscience d’un problème, déplore-t-il. Les autorités semblent de leur côté se satisfaire d’une dénonciation de dernière minute, comme si cela valait mieux que rien.»
Laxisme des autorités ?
L’un de ses confrères regrette pour sa part le manque de fermeté du MPC avec les banques. Selon lui, cinq ou six établissements mériteraient d’être visés par des procédures judiciaires dans cette affaire. «Les autorités n’appliquent pas les dispositions anti-blanchiment qui existent pourtant dans la loi, souligne-t-il. Si bien qu’aucune banque ni aucun banquier n’ont été mis en prévention jusqu’à présent.»
Cet avocat, dont les clients disposaient de comptes au sein de plusieurs établissements privés à Genève, rappelle que les banques en Suisse doivent tout mettre en œuvre pour prévenir les actes de corruption. Et être capables de démontrer qu’elles ont pris les mesures nécessaires pour le faire. Faute de quoi elles s’exposent à des poursuites pénales pour complicité de blanchiment.
L’exemple des cinq dirigeants de Discount Bank & Trust Company (DBTC), qui ont écopé de peines de prison avec sursis en 2010 pour une affaire de corruption impliquant des fonctionnaires étrangers, revient avec insistance dans la bouche des hommes de loi. A l’époque, le Tribunal fédéral avait considéré que les banquiers avaient «une obligation de clarification accrue» quand les clients exercent des fonctions publiques, ou quand les montants des transactions paraissent «anormalement élevés». «Mais depuis plus rien, constate un avocat. Plus aucune banque n’a été mise en cause dans une affaire de corruption.»
Si certains parlent de laxisme, d’autres entrevoient pourtant une prise de conscience de la part des autorités. «Le ton avec les banques a changé, assure ainsi un autre avocat genevois. Et après ce qui s’est passé avec BSI [la banque a été dissoute par la Finma en mai dernier pour son rôle dans 1MDB, un autre scandale financier, ndlr], je n’exclus pas que des établissements se fassent remonter les bretelles à leur tour.» Pour l’heure, il s’attend toutefois à ce que les procureurs en charge du dossier Petrobras – «débordés de travail» – continuent de mettre l’accent sur l’entraide avec le Brésil.
Du côté du MPC, on indique d’ailleurs qu’il s’agissait dans un premier temps d’établir les faits en procédant à l’analyse des flux financiers et de donner suite aux différentes demandes d’entraide judiciaire brésiliennes. Et que vu l’ampleur de l’affaire, cette analyse n’est toujours pas terminée. Un porte-parole précise néanmoins que «dans une deuxième phase, le MPC examinera la question de l’ouverture de procédures pénales contre des intermédiaires financiers en Suisse».
Collaboration : Michaël Heim et Sylvain Besson
Un scandale qui a commencé en Suisse
Le scandale a éclaté en mars 2014 au Brésil avec le lancement de l’opération policière «Lava Jato». Des hommes d’affaires et des politiciens ont depuis fini derrière les barreaux, tandis que la présidente Dilma Rousseff, visée par une procédure de destitution, a été poussée vers la sortie.
Les pratiques de Petrobras ont pourtant attiré l’attention des procureurs suisses bien avant, comme l’attestent des documents bancaires disponibles sur Internet. Dans un courrier du 4 février 2013, l’avocat de Nestor Cervero, l’ancien directeur international de Petrobras, ordonne ainsi à la banque genevoise UBP de virer 468 000 francs sur un compte du Ministère public de la Confédération (MPC).
Cet argent, déposé au nom de Russel Advisors SA, est ainsi confisqué par la justice suisse dans le cadre d’une affaire de corruption. Mais celui qui est encore directeur financier d’une filiale de Petrobras à cette époque reste libre en échange d’un second versement de 50 000 francs à une œuvre de charité. Quant à l’affaire, elle ne fait guère de bruit.
800 millions bloqués auprès de 40 établissements
Il faut ainsi attendre mars 2015 pour que le MPC communique sur le scandale et confirme l’ouverture de neuf enquêtes pénales en Suisse pour corruption et blanchiment. Leur nombre passera à soixante un an plus tard.
Lors de ce qui reste son dernier point officiel sur le dossier en mars 2016, le Ministère public a précisé que 800 millions de dollars avaient été bloqués en Suisse au sein d’une quarantaine d’établissements. En tout, ce sont quelque 340 relations bancaires qui ont été dénoncées et plus de 1000 comptes qui sont concernés.
Un Brésilien a également été arrêté en février 2016 à Genève après avoir tenté de vider un compte en banque. Il a été libéré «sous conditions» trois mois plus tard, précise encore le parquet.
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