Fil d'Ariane
Ce n’est pas la victoire finale, mais c’est bien un succès pour les opposants au Traité transatlantique, projet discrètement couvé des dirigeants européens, et devenu leur boulet. Faute de majorité sûre, le Parlement de Strasbourg a repoussé de quelques voix, le 10 juin, son débat sur cet accord de libre-échange en pourparlers avec les États-Unis, appelé aussi TTIPP ou TAFTA (1). La veille, son président Martin Schulz avait annoncé l’annulation du vote par lequel les eurodéputés devaient fixer leurs exigences aux négociateurs.
Ambition affichée du traité en gestation : une vaste zone de libre-échange associant États-Unis et Union européenne, un marché commun de 820 millions d'habitants représentant plus du tiers du commerce mondial. Résultat promis, mais contesté : un accroissement du PIB de l'Union d'un demi-point, de son revenu de 120 milliards d'euros et un effet stimulant sur l'emploi.
Corollaire – ou contrepartie – : une « harmonisation » des législations et normes régissant le secteur marchand et les investissements de part et d'autre de l'Atlantique. Une menace de liquidation au nom du libre-échange de valeurs sociales, consommatrices voire philosophiques du vieux continent selon ses adversaires. Ce sont eux, en tout cas, bien plus que ses artisans, qui ont fait connaître le projet : gauche radicale, écologistes, mais aussi, à l’occasion … extrême-droite.
Ouverts en 2013, les pourparlers ont d’abord été une caricature d’opacité bruxelloise et de sa méfiance du débat public. Le mandat même des négociateurs de l’UE était secret. Il ne fallait pas, disait-on à Bruxelles, que leurs lignes fussent dévoilées. Argument piquant alors qu’à la même époque, ainsi que Snowden l’a révélé, la NSA américaine écoutait quotidiennement les dirigeants européens et jusqu’aux conversations privées d’Angela Merkel. Quant au mandat caché, il fut vite publié sur Internet par ses opposants. Sa nature autant que son esprit ont alors plutôt fait penser que le secret visait moins la partie américaine que les opinions … européennes.
« L'accord, était-il indiqué, visera à éliminer les obstacles inutiles au commerce et à l'investissement, y compris les obstacles non-tarifaires existants ». Sous cette périphrase, un champ immense : normes alimentaires, médicaments, Internet et protection de la vie privée, services publics … Seuls échappent aux négociations, sur l'insistance française, les biens culturels pour l'instant encore protégés par la fameuse exception du même nom. Pour le reste ... « Les Nord-américains lavent leur poulet avec du chlore ; vous mangerez du poulet au chlore, » résumait le dirigeant de gauche français et député européen Jean-Luc Mélenchon.
Demi-boutade, qui soulignait pourtant des risques réels. Gaz de schistes, OGM, bœufs aux hormones, environnement, marché du carbone : autant de domaines où États-Uniens et Européens sont animés d'approches bien différentes - les premiers unis et les seconds divisés - et où le nivellement a peu de chance de s'opérer vers le haut.
Plus encore, pourtant, que les dispositions finales du Traité – encore, par définition, dans les limbes –, une clause en suspens a soulevé la colère des opposants mais aussi, finalement, le trouble de beaucoup de ses partisans initiaux: l'ISDS (Investor-State Dispute Settlement, en français règlement des conflits investisseurs/Etats ).
L'accord, indiquait le mandat, devra inclure « un mécanisme de règlement de conflit investisseur/Etat efficace et de pointe (« state of the art »), assurant la transparence, l'indépendance des arbitres et la prévisibilité de l'accord y compris à travers la possibilité d'interprétations contraignantes ». En clair, un collège d'arbitres devant laquelle une entreprise pourra traîner un pays en dehors de toute justice nationale et sans recours, au motif que sa politique ou sa législation gênerait les ambitions commerciales de la première, voire nuirait à ses profits escomptés. Des monopoles d’États ou services publics, des normes alimentaires ou environnementales (là encore, l’interdiction d'exploiter du gaz de schistes, par exemple, ou de cultiver des OGM) pourraient ainsi être attaqués.
Dénoncé comme un outrage aux souverainetés des États et aux traditions juridiques du vieux continent – du moins celles antérieure aux conquêtes du libre-échangisme anglo-saxon – l’ISDS cristallise la contestation du TAFTA.
Un peu partout en Europe, des associations se mobilisent. Le traité devient l’un des dossiers sensibles de la campagne des élections européennes. La gauche radicale et les Verts en font un combat emblématique. Une partie de l’extrême-droite, Marine le Pen en tête, flairant un thème désormais porteur, s’efforce de s’en emparer. Techniquement complexe, le sujet reste peu prisé des médias, mais travaille en profondeur les sociétés civiles qui s’étaient naguère intéressées au Traité européen.Une Initiative Citoyenne Européenne dite Stop TAFTA et CETA rassemble deux millions de signatures contre le projet.
En difficulté, le Commissariat européen au commerce organise une consultation en ligne. 150 000 citoyens y répondent, rejetant pour une immense majorité l’ISDS considérée comme « une menace pour la démocratie ». Conclusion officielle de la Commission : il faut ... poursuivre les consultations. Contrainte au déminage, Bruxelles se résout à communiquer d’avantage et publie même … le mandat mais il est tard. Les chefs d’États ou de gouvernements s’agacent. Aux sommets, Merkel veut tout le Tafta. Hollande aussi mais, un peu seul, reste plus prudent. Outre-Atlantique, Obama le souhaite mais rencontre des résistances symétriques. Peu experts, mais acquis au libre-échange et initialement éblouis par les lendemains radieux promis par le traité, les partis de pouvoirs européens s’inquiètent de la montée des réticences de leurs bases. Décisif en la matière, le parlement de Strasbourg voit se diviser les pro-traité eux-mêmes (conservateurs, libéraux, sociaux-démocrates).
Ils s’accordent pourtant le 28 mai dernier sur une résolution de compromis ambiguë, maintenant le principe d’une instance d’arbitrage où « les cas potentiels sont traités d'une manière transparente par des juges professionnels indépendants, publiquement nommés, lors d'auditions publiques, et qui comporte un mécanisme d'appel, où la cohérence des décisions judiciaires soit assurée et la juridiction des cours de l'UE et des Etats membres soit respectée ». Plutôt une Cour de justice internationale classique qu’un organisme privé, a priori … mais non clairement, au point qu’un lobby favorable à l’ISDS annonce sa victoire. Pressés par leur aile contestataire, les socialistes réclament que l’arbitrage privé soit explicitement rejeté, ce que la droite – qui y est en réalité favorable - refuse.
Le scrutin s’orientant donc vers une impasse, le président du Parlement Martin Schultz (socialiste) préfère l’annuler. L’assemblée enterre le lendemain le débat lui-même par un... vote d’une courte majorité, regroupant paradoxalement les « pro-traité » alarmés de la tournure des événements. Indignation un peu surjouée de l’autre camp : « Martin Schultz ne peut garantir à Merkel et Juncker que le parlement soutient le TAFTA, alors il manipule le code de procédure pour repousser le vote. C’est un scandale ! », accuse Yannick Jadot, député vert européen et l’un des adversaires historiques les plus résolus au traité. «On a vraiment l’impression que certains adorent la démocratie, mais seulement quand elle va dans leur sens », ironise Pablo Iglesias, leader du mouvement espagnol Podemos et également député européen.
En réalité, l’opposition au Tafta voit plutôt dans le coup procédural, non sans raison, un hommage à son influence et un signe prometteur : « Il s’agit d’une première historique, relève sur son site le comité Stop Tafta. C’est la première fois que le vote d’une résolution de ce type est ajourné faute d’accord politique. Ce report constitue une victoire pour la mobilisation citoyenne ».
Officiellement seulement reportés, la discussion et le vote pourraient avoir lieu en juillet. Mais les termes, au moins, en seront modifiés et le rapport de force s’infléchit. Le temps et la résonance du débat ont jusqu’à présent clairement joué contre le traité, au moins dans son projet initial … et peut-être finalement en totalité.
Ses adversaires gardent en mémoire le précédent de l’AMI, accord multilatéral sur l’investissement négocié secrètement dans les années 1990 et abandonné en 1998 sous la pression d’une campagne d’opinion comparable. Un peu picrocholines dans leur forme, les dernières péripéties de Strasbourg leur donnent quelques raisons supplémentaires d’espérer.
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(1) Le nom même varie au gré d'acronymes dissonants : TAFTA (Transatlantic Free Trade Area, zone de libre échange transatlantique), TTIP (Transatlantic Trade and investment partnership), ou, si l'on ose dire, en « français » PTCI (Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement) voire APT (Accord de partenariat transatlantique). On peut aussi dire plus simplement « Traité transatlantique ».