Lahore, qui s’en soucie?

L’attentat qui a coûté la vie à au moins 70 personnes au Pakistan relance un vieux débat: celui de nos émotions sélectives.

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Lahore funérailles
Des chrétiens pakistanais participent, bougies à la main, à une marche en hommage aux 72 victimes de l'attentat perpétré par un kamikaze taliban, dimanche 27 mars 2016, lors des célébrations de Pâques, à Lahore (Pakistan).  
©AP Photo/K.M. Chaudary
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C’est Slate qui lance le débat dans l’espace francophone, net, précis, droit au but: «Il y avait eu Beyrouth et Paris, il y aura désormais Lahore et Bruxelles. […] Après le terrible attentat qui a coûté la vie à 72 personnes au Pakistan, dont de nombreux enfants, l’accusation est déjà brandie sur les réseaux sociaux et interroge certains médias: pourquoi cet attentat suscite-t-il une couverture médiatique moins intense que celui qui a frappé Bruxelles le 22 mars, tuant au moins 35 personnes?».

Atrocités commises ici, atrocités commises ailleurs

Poser la question, ce sera apporter une réponse qui ne va pas forcément plaire à tout le monde. Jean-Marie Pottier, le rédacteur en chef de Slate, passe par la case The Guardian pour articuler sa réponse. Il cite donc Martin Belam, responsable des réseaux sociaux et des nouveaux formats dans ce journal, qui écrit (traduction de Slate): «Vous allez voir des gens se plaindre que les médias accordent moins d’importance aux atrocités commises en dehors de l’Europe occidentale qu’à celles qui se produisent dans des villes comme Paris ou Bruxelles. Les données montrent qu’il est bien, bien plus compliqué d’obtenir que les gens lisent ces articles. […] Il est indéniablement vrai que la couverture est moins importante, mais il est aussi vrai, et regrettable, qu’il semble y avoir encore moins d’audience pour.»

Audience, le terrible, terrible mot est lancé. Martin Belam le reprend au vol: «Je n’utiliserai jamais une statistique comme celle-ci pour déterminer une priorité éditoriale. L’attaque de Lahore était méprisable, et est clairement le sujet numéro un dans le monde aujourd’hui. Je la placerai toujours en première position. Mais ce que vous constaterez probablement dans les prochains jours est qu’il y aura beaucoup moins de suivi dans les médias qu’il n’y en a eu pour Bruxelles.»

L’arithmétique talibane

A laquelle s’ajoute également, comme le rappelle Jean-Marie Pottier, la loi dite, depuis celle qui l’a formulée, la journaliste Aryn Baker, d’arithmétique talibane (traduction Slate): «Le premier attentat suicide – dans un marché, une capitale, une école – faisait l’actualité dans le monde entier. Pour que le suivant la fasse, le nombre de morts devait être bien plus élevé. J’ai essayé de définir un ratio: combien de morts pakistanais ou afghans faudrait-il pour générer le même degré d’actualité que la mort d’un Américain? A quel point, dans l’évolution de la couverture d’une guerre marquée par des attaques terroristes, arrêtons-nous de donner les noms et les détails qui font des morts les «nôtres» et commençons à simplement donner un bilan chiffré qui en fait un d'«eux»?»

Comme le remarque avec acuité Jean-Marie Pottier, le débat n’est pas nouveau. Il est connu de toutes les rédactions du monde qui savent par expérience que le degré d’attention des lectrices et lecteurs est fonction inverse de l’éloignement des drames que l’on met en évidence. Plus la distance est petite, plus l’intérêt est à son paroxysme. Plus la distance est grande, moins l’intérêt des lecteurs considérés est retenu. C’est horrible. C’est ainsi. C’est hélas ainsi.

Responsabilité partagée

Mais un pareil dispositif ne naît pas de nulle part: il est le fruit des interactions entre les émetteurs d’information et celles et ceux qui décident ou non de se les approprier, les lectrices et les lecteurs. Si ces derniers se les approprient, ils renforceront, par effet de boucle, le flux de ces informations. Si tel n’est pas le cas, on constatera alors le terrible différentiel que certains condamnent.

Retour à l’attentat de Lahore, qui a tout de même retenu plus que de coutume l’attention des timelines occidentales. Et pourquoi cela? La réponse est à aller chercher peut-être dans cet éditorial de la Dépêche. fr: «Il a réussi son coup. Pour mieux tuer, il a fait exploser sa bombe du côté des balançoires, là où jouent les gamins sous le regard de leurs mères. 

Qu’importe le bilan de l’attentat commis dans un jardin public de Lahore au Pakistan à l’occasion de la fête de Pâques, qu’importe la foule nombreuse, les familles en joie, les enfants tout à leurs jeux d’enfants, qu’importe l’insouciance et la vie – il lui fallait avant tout exterminer le plus grand nombre possible de chrétiens, et tant pis si, dans le lot, il se trouvait autant de musulmans. 

Aussitôt, un porte-parole taliban, sans doute haut placé dans la hiérarchie terroriste, a pris soin de revendiquer l’action, en expliquant qu’eux, les talibans, avaient délibérément visé des chrétiens. Plus de 70 morts dans le parc de loisirs. C’est en quelque sorte un bilan habituel au Pakistan, en Afghanistan, dans toutes ces contrées du Moyen-Orient qui sont des terres d’islam et où les plus fanatiques croyants, qu’ils obéissent à Al-Qaida ou Daech, exigent par la force que chacun vive selon les lois de la charia. Mais le bruit qu’on supposait lointain de la bombe de Lahore retentit désormais à Bruxelles, à Paris, parce que c’est le même bruit, la même ignominie, les mêmes innocents, les mêmes assassins.

Tuer au nom de Dieu, tuer au nom de la religion, tuer tous les autres, chrétiens, chiites, tuer ceux qui ne prient pas comme il se doit, ceux qui ont choisi un autre Dieu, une autre façon d’être… Tuer, toujours tuer, c’est leur façon de vivre.»

Des réactions comme celle de Jean-Claude Souléry, l’auteur de ces lignes, il y en a eu sur les réseaux sociaux. Un tel sursaut aidera-t-il à inverser le dispositif et à faire que l’émotion pour Lahore reste au moins, pour quelques jours à l’égal de l’émotion pour Bruxelles, Paris, Madrid, Londres?