Fil d'Ariane
Qui ou quoi dirigera l’Algérie dans les mois qui viennent et selon quelles institutions ? Quatre mois après le début du mouvement (« Hirak », en arabe) qui continue de secouer la rue et près de quatre-vingt jours après la mise à bas du maître jusqu’alors intouchable du pays, la question ne demeure pas seulement posée : elle brûle chaque jour plus dangereusement. Prochaine échéance délicate : le 9 juillet prochain.
Bref rappel des épisodes précédents :
Le 10 février 2019, Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, gravement infirme, muet et invisible depuis une demi-douzaine d’années, fait annoncer sa candidature à un cinquième mandat de président de la République avant d'être transporté en Suisse pour une nouvelle hospitalisation. L’élection est fixée au mois d’avril. La nouvelle, saluée sans rire par le quotidien gouvernemental El Moudjahid du titre « En avant toute », provoque une vague d’exaspération dans une Algérie qui s'était pourtant tenue à l'écart des « printemps arabes ».
Commence alors un cycle de manifestations du vendredi, chaque semaine plus considérables. L’annonce le 11 mars du report de l’élection au 4 juillet ne calme rien. Au sein même des cercles dirigeants, les voix se multiplient pour le lâchage d’une icône jusqu’alors intouchable.
Le coup de grâce est donné le 26 mars par le chef d’État-Major de l’armée, c’est-à-dire son patron, le général Ahmed Gaïd Salah. Celui-ci propose de mettre en œuvre l’article 102 de la constitution qui déclare l’« empêchement » du chef de l’État pour maladie. Signal reçu : plusieurs grands alliés institutionnels du prince (syndicat UGTA ou parti RND, soutiens jusqu’alors mécaniques du pouvoir) se rallient au sacrilège. Évitant l’humiliante procédure de l’article 102, Abdelaziz Bouteflika démissionne le 2 avril. Point final de vingt années de règne.
Ainsi que le prévoit la règle constitutionnelle, « le Président du Conseil de la Nation assume la charge de Chef de l’État pour une durée de quatre-vingt-dix jours au maximum, au cours de laquelle des élections présidentielles sont organisées ». Élu un peu malheureux à l’intérim : Abdelkader Bensalah, politicien de 78 ans en mauvaise santé, ex-défenseur du 5ème mandat de son ex-maître. Vite contesté par la rue, il prend tous ses ordres de Gaïd Salah, le véritable homme fort du pays.
Plusieurs personnalités sont arrêtées ou inquiétées. Parmi elles, des membres du clan Bouteflika (tel son frère Saïd) ou du pouvoir politique déchu (ainsi, pour « complot », les ex-Premiers ministres Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, ou le naguère tout-puissant général Toufik) voire économique (les hommes d’affaires Ali Haddad ou Mahieddine Tahkout).
Figure du féminisme algérien, militante communiste (trotskiste) et trois fois candidate à la présidentielle, Louisa Hanoun est également jetée en prison sans qu’on sache précisément de quoi elle est accusée ; certains la soupçonnent de collusion avec le clan Saïd Bouteflika-Toufik.
Des porteurs de drapeaux kabyles sont arrêtés fin juin en marge des manifestations. Si ses cibles de la répression ont bougé, le pouvoir algérien, en dépit de la fête, demeure plus opaque et arbitraire que jamais.
Face à une rue qui ne désarme pas et réclame, avant toute élection, un démantèlement de cet appareil de l’ère Bouteflika et une nouvelle constitution, celui-ci s’accroche d’abord à son calendrier : des élections présidentielles au terme des 90 jours de l’intérim légal, c’est-à-dire le 4 juillet.
C’est si peu en phase avec l’effervescence du pays que personne ou presque ne s’y présente. Les deux seules candidatures, probablement suscitées par le pouvoir et peu crédibles, sont invalidées. Le 2 juin, le Conseil constitutionnel annule la tenue de l’élection le 4 juillet. Reportée sine die.
Problème : nulle disposition ne permet la prolongation du président par intérim, Abdelkader Bensalah, au-delà du 9 juillet. Il n’y aura donc plus, après cette date de chef de l’État algérien. Les lois, en théorie, ne pourront plus être promulguées, ni les décrets signés.
Au-delà de l’impasse juridique, deux obstacles viennent compliquer la crise.
1/ Le rejet de l’ordre imposé depuis des décennies à l’Algérie est profond et englobe toute la classe politique. Le crédit de l'opposition est faible. Il n’y a donc pas beaucoup d’issue en vue dans le cadre institutionnel actuel, comme l’a prouvé l’absence même de candidat à la magistrature suprême.
« L’organisation d’une élection présidentielle dans le cadre du système actuel ne servira qu’à sa régénération », convenaient ce 26 juin plusieurs petits partis de l'opposition unis dans un « Pacte politique pour une véritable transition démocratique ». Une conférence de l’opposition doit se tenir le 6 juillet.
2/ Si le monde politique "sortant" est discrédité, le mouvement populaire, pour légitime qu’il soit, n’a pas à ce jour permis l’émergence de structures représentatives reconnues ni d’un projet construit. Une centaine d’organisations dites de la « société civile » (associations, syndicats) se sont bien réunies le 15 juin. Elles ont adopté une déclaration commune et appelé à une transition politique de six mois à un an, ainsi qu’à la nomination d’une commission indépendante pour organiser les élections. Mais l’adéquation de ce collectif à la radicalité de la rue reste incertaine.
Le général Gaïd Salah, lui, a cru nécessaire de répéter ce 26 juin que l’armée ne nourrissait aucune « ambition politique ». « Nous attendons de notre peuple aux quatre coins du pays qu’il regarde chaque pas que nous faisons (…), a-t-il précisé. Nous attendons de lui une compréhension qui s’élèverait à la hauteur de la confiance qui le lie à son armée». Paroles un peu surréalistes tant est restée de sinistre mémoire le rôle de l'armée durant la "décennie noire" des années 1990.
Sur une autre planète, les étudiants d’Alger ont tenu cette semaine leur dix-huitième mardi de protestation pour « une Algérie libre et démocratique ». Vendredi est encore un jour de rassemblements. Le Hirak n’a pas dit son dernier mot.