Quand il a poussé la porte de l’Atelier des lettres, l’an dernier, Jocelyn Fournier avait une idée en tête : se libérer du fardeau de l’analphabétisme qui pesait sur ses épaules depuis des décennies, réapprendre à lire et à écrire afin de pouvoir un jour rédiger ses mémoires. Un an plus tard, il lit dès qu’il le peut, écrit tous les soirs et ne cache pas son bonheur de maîtriser, enfin, suffisamment les mots pour être capable de rédiger une lettre. Il ne tarit pas d’éloges envers Martine et Noémie, les formatrices de l’Atelier des lettres, un organisme en alphabétisation en plein cœur de Montréal, qui lui ont offert cette nouvelle liberté.
L'Atelier des lettres est un organisme en alphabétisation situé en plein cœur de Montréal. Chaque année, il accueille une quinzaine de personnes qui viennent apprendre ou réapprendre à lire et à écrire.
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Ce sont des chiffres que l’on a du mal à croire : selon la récente enquête de l’OCDE, un adulte québécois sur 5 (soit 1,3 million de personnes) est analphabète, c'est-à-dire qu'il éprouve des difficultés majeures pour lire et écrire. Or 33% des adultes québécois manifestent de grandes difficultés de lecture - on parle ici d’un analphabétisme fonctionnel. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la majorité de ces personnes sont allées à l’école jusqu’à 16 ans ; ce ne sont pas que des personnes âgées et elles ne sont pas toutes issues de l'immigration. Comment expliquer cette situation qui, au demeurant, ne s’est pas améliorée au cours de la dernière décennie ? "Il n’y a pas une seule réponse à cette question, déclare Martine Fillion, la coordonnatrice de l’Atelier des lettres. C’est sûr que c’est un constat d’échec au niveau de l’école, mais c’est aussi un problème social, car le dénominateur commun, c’est la pauvreté. Il y a une histoire de pauvreté derrière chaque cas de figure". Le lien entre l’analphabétisme et la pauvreté est effectivement très fort. Et dans une société comme la nôtre, où tout passe par l’écrit, où les machines ont remplacé les humains derrière des comptoirs, être analphabète contraint à un saut d’obstacles quasi permanent, qui oblige ceux qui en souffrent à développer des stratégies très astucieuses pour compenser leur handicap. Sauf que ces stratégies ont des limites : "Quand il faut, par exemple, écrire un mot dans l’agenda scolaire de son enfant afin de communiquer au professeur une information importante et qu’on ne sait pas écrire, comment fait-on ? illustre Martine." Idem quand on va voir le médecin et qu’il faut lire la posologie du médicament qu’il a prescrit… Ou quand il faut remplir un bail, etc. "Oui, on leur apprend à lire et à écrire, précise Martine, mais toute notre intervention, notre travail avec eux se fait beaucoup sur comment mieux vivre au quotidien. Parce que justement, sans savoir lire et écrire, ces gens se font avoir, ils vivent dans des conditions de très grande précarité et ont des problèmes de santé importants. On a donc vraiment une action qui est beaucoup plus large."
Martine Fillion (debout sur la photo) est formatrice et coordonnatrice à l'Atelier des lettres depuis 24 ans.
A l’Atelier des lettres, les participants travaillent sur des projets extrêmement porteurs et stimulants : sous la direction de Martine, plusieurs d’entre eux ont écrit un livre, De l’enfance à l’espoir, un ouvrage publié en 2010 et un défi remarquable relevé avec brio. Cette année, les participants se sont initiés à la poésie, et certains d’entre eux vont aller lire des poèmes au Festival international de littérature qui se tient à Montréal du 12 au 21 septembre. "Ce sont des gens que l’on n’entend jamais, des gens qui vivent en marge de la société, qui n’ont pas la parole habituellement, précise Martine. C’est donc une façon de leur dire 'tiens, je te donne la parole, viens, on t’ouvre la porte du festival', et ce sont des occasions uniques, une victoire pour eux… Et une victoire pour eux, c'est une victoire pour nous tous."
Un sous-financement chronique La mission sociale que portent ces organismes en alphabétisation – ils sont 80 au Québec – est évidente, mais eux aussi vivent dans la précarité pour cause de sous-financement chronique. En moyenne, ils reçoivent 95 000$ (environ 67 000 euros) par an de la part du gouvernement du Québec, une somme bien insuffisante pour payer le loyer, l’électricité, le matériel didactique et les salaires des formateurs. Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement canadien de Stephen Harper a coupé drastiquement dans des programmes de subventions qui donnaient à ces organismes en alphabétisation un moyen de subsistance supplémentaire. Entre des subventions qui sont soit supprimées, soit maintenues, mais sans être augmentées, et le coût de la vie qui ne cesse d’augmenter, ces organismes se retrouvent donc avec un manque à gagner d’environ 20 millions de dollars, au minimum. "Je passe la moitié de mon temps à courir après de l’argent, explique avec résignation Martine. Nos coûts d’opération sont nettement plus élevés qu’il y a 10 ans, mais les subventions, elles, n’ont pas augmenté en conséquence". Les organismes en alphabétisation du Québec s’inquiètent vivement de l’arrivée au pouvoir des Libéraux de Philippe Couillard, engagés dans un exercice de compression budgétaire majeure. Les changements de gouvernement sont un facteur d’instabilité supplémentaire pour ces groupes qui dénoncent tous le fait que le Québec ne se soit pas doté d’une politique nationale pour lutter contre l’analphabétisme afin d’offrir aux acteurs sur le terrain des sources stables de financement, peu importe qui est au pouvoir. "C’est un peu comme le jeu du serpent et de l’échelle, dit Martine, on vient de retomber à la case départ, il faut reconstruire avec un nouveau ministre, une nouvelle équipe qui a des consignes très claires de coupures".
“Certains viennent ici toutes les semaines, et reviennent même d’année en année“
Sortir de la vision à court terme "Il faudrait une stratégie beaucoup plus globale, une stratégie nationale où différents acteurs sur différents aspects du problème puissent amener des solutions, qu’il y ait des ressources mises là-dessus et une coordination qui soit faite, sinon le problème ne va qu’empirer, ça c’est sûr", explique Christian Pelletier, qui sait de quoi il parle : il est le coordonnateur du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec. "Il faudrait une politique en éducation des adultes, un engagement ferme et un soutien des groupes en alphabétisation," renchérit Martine, qui dit ne pas comprendre que l’éducation ne soit pas une priorité pour les gouvernements successifs. "Ils ont une vision à très court terme, une vision économique, juste des calculs, des politiques à petite vue," s’indigne Christian Pelletier. De fait, on peut se demander pourquoi ces organismes, qui ont des objectifs aussi louables que d’aider des gens à tenter de se sortir de la précarité dans laquelle les maintient l’analphabétisme, ne sont pas davantage aidés financièrement par les gouvernements ? Car en bout de ligne, si on ne soutient pas ces organismes, on maintient ces personnes dans la précarité, et dans une certaine forme d’assistance sociale, ce qui est un coût important pour les gouvernements. Donc, au bout du compte, personne n’y gagne, bien au contraire… "Finalement, ceux qui nous dirigent font des calculs et regardent des statistiques, mais pour eux, elles ne sont pas incarnées, déplore Martine. Mais pour nous ici, autour de la table, elles sont incarnées, ces statistiques. On a des gens qui viennent ici toutes les semaines, et même qui reviennent d’année en année." Jocelyn, par exemple, est de retour à l’Atelier des lettres, prêt à reprendre les cours et très motivé pour cette nouvelle année et par la perspective d’écrire un jour… ses mémoires…
1,3 million d'analphabètes au Québec
08.09.2014Interview de Mohamed Kaci, dans le 64' de TV5MONDE
Au Québec, 1,3 million de personnes seraient en situation d'analphabétisme, sur une population de 8 millions d'habitants. Le point en duplex depuis Montréal avec Caroline Meunier, responsable des dossiers politiques au Regroupement des Groupes Populaires en Alphabétisation du Québec.
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Reportage
09.09.2014De nos partenaires de Radio Canada C.François