Fil d'Ariane
L'Arabie saoudite reconnaît ce samedi que Khashoggi a été tué dans son consulat d'Istanbul, évoquant une "rixe" qui aurait dégénéré. La disparition le 2 octobre dans ses locaux diplomatiques du journaliste saoudien en conflit avec le pouvoir de Ryad est devenue plus qu'une affaire d'Etat, une crise internationale. Que s'est-il réellement passé ? Pourquoi cette escalade ? Quelles peuvent en être les suites ? Réponses en cinq points.
Le 2 octobre dernier, Jamal Khashoggi, personnalité saoudienne en délicatesse avec le pouvoir de Ryad et collaborateur de journaux américains, s’est rendu au consulat d’Arabie saoudite d’Istanbul pour des formalités administratives en vue de son mariage. Il n’est pas réapparu depuis. C’est sa fiancée turque qui a donné l’alerte. Des caméras de surveillances situées à l’extérieur du bâtiment y ont filmé son entrée mais non sa sortie.
Des dirigeants saoudiens – le prince héritier Ben Salman lui-même – reconnaissent qu’il s’est bien présenté au consulat mais assurent, sans pouvoir le prouver, qu’il l’a quitté peu après. Ce que démentent différentes autorités et sources turques, puis américaines, visiblement bien informées, qui penchent pour son assassinat.
Il est également établi qu’une équipe spéciale d’une quinzaine de personnes venue de Ryad a atterri le 2 octobre à Ankara, s’est rendue au Consulat où le personnel a été mis en congé, en est sorti en convoi quelques heures plus tard pour reprendre le jour même un vol de retour.
Ce 20 octobre, Ryad reconnaît la mort du journaliste.
La plupart d’entre elles admettent désormais le meurtre de Jamal Khashoggi. Celle de son enlèvement, un moment évoquée, est généralement abandonnée faute de la moindre trace de vie ou de passage après son rendez-vous fatal au consulat.
La presse d’Ankara, ouvertement alimentée par des autorités turques officieuses - qui semblent avoir disposé dans ces locaux diplomatiques d’outils de surveillance inavouables - a rapidement accrédité le scénario d’un assassinat, suivi d’un dépeçage du corps pour permettre son évacuation discrète. Ç’aurait été la besogne de l’équipe venue et repartie le 2 octobre, qui comprenait entre autres un médecin légiste.
Ce 17 octobre, le quotidien turc Yeni Safak affirme pour la première fois avoir eu accès à des enregistrements prouvant que Jamal Kashoggi a été torturé lors d’un interrogatoire puis décapité.
Le Washington Post, son employeur, avait rapporté auparavant un scénario voisin, communiqué aux autorités américaines par celles d’Ankara. Le New York Times, de son côté, révèle que plusieurs personnes de l’équipe suspecte ont été identifiées comme des proches ou membres des services du prince héritier Mohamed Ben Salman.
Après de longues tergiversations, une équipe policière turque a pu fouiller le consulat mais on ignore ses éventuels résultats.
Reconnaissant enfin le 20 octobre la mort du journaliste, Ryad évoque une rixe qui aurait dégénéré. Le roi a ordonné au prince héritier de restructurer ses services de renseignement. Quatre hauts responsables ont été limogés et 18 suspects saoudiens interpellés.
Âgé de 59 ans, il a dirigé deux des grands journaux saoudiens. Il appartient à une bonne famille de hauts fonctionnaires. Un moment lié aux Frères musulmans, il a connu une évolution « libérale ».
Loin d’être un opposant déclaré de la monarchie, il a soutenu l’ascension de Ben Salmane avant de s’en inquiéter et d’alerter dernièrement sur la concentration du pouvoir entre ses mains.
Dans un contexte de chasse aux - faibles - dissidences, il choisit en 2017 de s’installer aux États-Unis. Ses chroniques, en particulier dans le Washington Post, le font connaître d'un public croissant. Sa disparition dans ces circonstances provoque une tempête que n’avaient sans doute pas prévue les organisateurs de son probable assassinat.
D’abord prudentes, elles montent relativement vite en puissance. Le 8 octobre, le président Erdogan lui-même met en doute la version saoudienne : « Les responsables du consulat ne peuvent pas s'en tirer en disant qu'il a quitté le consulat ». Probablement parce qu’il ne peut pas reconnaître que le consulat était très observé de l’intérieur et aussi pour éviter une escalade diplomatique irréparable, il laisse des sources officieuses communiquer des accusations de plus en plus accablantes.
Malgré leurs liens avec le régime saoudien, les pays occidentaux sont contraints à réagir devant l’accumulation des preuves macabres et la montée du scandale. Après l’Union européenne, Londres, Berlin et Paris, embarrassées, demandent sobrement le 14 octobre (douze jours après les faits et leur révélation ...) une « enquête crédible » pour « établir la vérité ». Du sommet de la Francophonie d’Erevan (Arménie), Emmanuel Macron parle de « faits graves, très graves ».
L’affaire prend une tout autre ampleur aux États-Unis où Khashoggi vivait et bénéficiait d’une certaine notoriété. La presse, particulièrement outrée par le sort de l’un des siens, exerce une forte pression sur Donald Trump. « Nous n’aimons pas ça », commente d’abord celui-ci avant d’évoquer, si le crime d’État était confirmé, un « châtiment sévère » pour ses commanditaires.
Le régime ami n’en est pas moins ménagé. Le 14, Trump se fait le porte-parole du roi Salmane après un entretien téléphonique : « Je viens de parler au roi d’Arabie saoudite qui dit tout ignorer de ce qui a pu se passer ». Le secrétaire d’État Mike Pompeo est dépêché à Ryad. On soupçonne Washington de vouloir offrir à son allié une issue honorable : la thèse de la bavure. La mort de Jamal Khashoggi serait imputable à des « assassins voyous », indépendants du pouvoir, lors d’un interrogatoire qui aurait mal tourné.
Le conte cadre mal avec la préparation, les scènes rapportées de torture et de décapitation, ni avec l’identité des participants supposés. Le Washington Post accuse Trump de couvrir Ryad, ce dont il se défend le 17 octobre. « Pas du tout, je veux juste savoir ce qui se passe » réplique-t-il lors d’une conférence de presse. Le lendemain, il confirme que la mort de Khashoggi lui semble acquise. « C'est très triste », commente-t-il, évoquant un ton plus haut mais sans précisions de « très graves » conséquences.
Réagissant ce 20 octobre à l'annonce par Ryad de la mort du journaliste au cours d'une rixe, le président américain juge la version "crédible".
Ce qui est devenu l’affaire Khashoggi a déjà des conséquences fâcheuses pour l’Arabie Saoudite.
Présentée comme un « Davos du désert », la conférence organisée du 23 au 25 octobre par le fonds souverain saoudien comme vitrine des réformes économiques engagées par le pays connaît d’innombrables défections. De la directrice générale du FMI ou ministres de l'Économie aux dirigeants des géants HSBC, Morgan Chase, la BNP, Ford, Thales, Google, Uber en passant par ceux des médias, Bloomberg, CNN, Virgin et bien d’autres, on préfère ne pas s’afficher à Ryad en ce moment. Derrière cette rencontre hier encore pleine de promesses, le prince héritier Ben Salman, présenté comme le modernisateur du royaume et coqueluche des Occidentaux, devient brusquement moins à la mode.
Le tollé international tombe mal pour un pouvoir déjà pointé du doigt dans la guerre sanglante qu’il mène au Yemen, dénoncé par de nombreuses ONG et qui s’est illustré récemment dans la région en retenant prisonnier le Premier ministre libanais ou, plus récemment par l’isolement imposé au Qatar.
L’Organisation Internationale de la Francophonie, qui abrite pourtant bien des dictatures, a évité l’adhésion de Ryad lors de son dernier sommet à Erevan, celle-ci retirant in extremis sa problématique candidature.
Tout cela ne fait pas du royaume wahabite une terre désolée et à tout jamais infréquentable aux vertueux opérateurs mondiaux. Ses réserves de pétrole sont les premières de la planète avec celles du Venezuela. Elle en sort plus de 10 millions de barils par jour, 12 % de la production mondiale. La chaîne à capitaux saoudiens Al-Arabiya a évoqué, comme rétorsion possible aux humeurs occidentales, le risque d'un « baril à 200 dollars », au lieu de 80 aujourd'hui.
L’arme est à double-tranchant. Elle avait été utilisée en 1973 après la guerre israélo-arabe du Kippour, provoquant le fameux choc pétrolier. Celui-ci avait été rude pour les pays consommateurs mais il les a conduits à modifier leurs politiques énergétiques et leur approvisionnement. L’Arabie saoudite, comme l’ensemble des pays de l’OPEP qui avaient concerté une baisse de leurs livraisons, devait en pâtir sérieusement.
Redevenue premier fournisseur-modèle du monde industrialisé, il est peu probable qu’elle renouvelle l’aventure dans un contexte où chacun, justement, cherche pour de multiples raisons à se libérer de la dépendance du pétrole.
Les décennies de revenus colossaux procurés par son or noir lui fournissent désormais d’autres arguments. Deuxième partenaire commercial des États-Unis, l’Arabie saoudite est de loin son premier fournisseur d’armes, pour des valeurs colossales. Plus de 200 milliards de dollars sous la présidence Obama.
À des journalistes qui l’interrogeaient sur un éventuel refroidissement des relations avec Ryad, Donald Trump a rétorqué : « Non, je ne le souhaite pas. Et franchement, nous avons un énorme contrat [d'armement] de 110 milliards », a-t-il souligné. « Des sénateurs viennent me voir et me disent que nous ne devrions pas prendre ce contrat. Mais à qui allons-nous faire du mal ? Cela représente 500.000 emplois ». L’argument est plus faible en Europe, mais non négligeable.
Plus encore que commercial, le royaume saoudien demeure, 73 ans après le Pacte du Quincy (voir encadré ci-dessous), un partenaire stratégique pour les États-Unis et ses amis.
L’alliance a résisté aux guerres du Golfe tout comme au soutien discret et nié mais probable apporté par le royaume fondamentaliste à diverses aventures islamistes.
C’est particulièrement vrai alors que l’administration Trump, un peu en déroute en Syrie, s’est lancée dans une confrontation majeure avec l’autre puissance régionale : l’Iran chiite, dont le royaume wahabite est l’ennemie historique. « Nous avons besoin de l'Arabie saoudite dans la lutte contre le terrorisme, tout ce qui se passe en Iran et ailleurs », a répété le président américain. Et il se trouve que la dynastie des Al-Saoud, qui dirige le pays depuis le début du XXe siècle, en semble encore pour longtemps une composante indéboulonnable, garante faute d’alternative de sa stabilité aux yeux des chancelleries occidentales.
Du sinistre dictateur nicaraguayen Somoza protégé des États-Unis, Franklin Roosevelt aurait dit un jour : « c’est un fils de p... mais c’est notre fils de p... ». Avec un contrôle moindre encore sur elle, Trump pourrait adapter la formule à la monarchie saoudienne.