Fil d'Ariane
Des images de vidéos surveillance circulant sur les réseaux sociaux montrent une impressionnante explosion, de nuit, déchirant le pont de Crimée passant au dessus du détroit de Kertch, au moment où quelques véhicules roulent dessus. L’explosion proviendrait d’un véhicule piégé. Sur des photos, la voie ferrée traversant le pont apparaît en flamme, un tronçon routier s’est aussi effondré dans l’explosion. Selon un responsable de l'occupation russe dans la région ukrainienne de Kherson, Kirill Stremooussov, les réparations pourraient prendre "deux mois". Selon les enquêteurs russes, trois personnes ont perdu la mort dans cette attaque.
(Re)lire : DIRECT-Ukraine : Les réactions après l'explosion sur le pont de Crimée
Images de vidéo surveillance circulant sur les réseaux sociaux :
Another video from the Crimean bridge! Another explosion moment today pic.twitter.com/rMzCnUM8oM
— ТРУХАEnglish (@TpyxaNews) October 8, 2022
Le pont de Kertch est la courroie de transmission entre la Russie et la Crimée.
Carole Grimaud, fondatrice du CREER, le Centre pour la Recherche en Russie et en Europe de l’Est et experte de l’observatoire stratégique de Genève
Le pont de Kertch a été inauguré en grande pompe par Vladimir Poutine, en 2018. Son interêt, plus que symbolique, est surtout stratégique pour les Russes.
« Il est la courroie de transmission entre la Russie et la Crimée, avec tout ce que cela implique, c’est-à-dire tout le transport de troupes et d’équipements qui passaient par là pour renforcer les forces russes en Crimée mais aussi sur le front du sud », explique Carole Grimaud, fondatrice du CREER, le Centre pour la Recherche en Russie et en Europe de l’Est et experte de l’observatoire stratégique de Genève.
La stratégie ukrainienne est de pilonner toutes les routes de renfort, dont les ponts.
Carole Grimaud, fondatrice du CREER, le Centre pour la Recherche en Russie et en Europe de l’Est et experte de l’observatoire stratégique de Genève
Reliant stratégiquement la Russie à la province de Crimée, - ancienne république autonome au sein de l'Ukraine indépendante, annexée par la Russie en 2014 - le pont, désormais hors d’usage, va retarder l’arrivée des renforts russes dans le sud de l’Ukraine, où l’armée ukrainienne mène une contre offensive fructueuse en tentant de récupérer les territoires occupés. Après l’appel à la mobilisation de centaines de milliers de civils réservistes russes au combat, la réparation du pont devrait donc être une priorité pour Moscou. La circulation a d'ores et déjà repris sur la route non endommagée par l'explosion, ainsi que sur le chemin de fer.
(Re)voir Ukraine : le pont de Crimée, symbole poutinien et "ligne rouge" du Kremlin
L’attaque n’a pas été revendiquée par Kiev. Le Comité d’enquête russe a annoncé avoir établi l'identité du propriétaire du camion, un habitant de la région de Krasnodar, dans le sud de la Russie. La présidence ukrainienne a suggéré à la suite de cela que l'attaque était le résultat d'une lutte interne dans les cercles du pouvoir à Moscou, assurant y voir une "piste russe". Toujours est-il que l'immobilisation du pont entre dans les objectifs ukrainiens de cette guerre.
(Re)voir : Ukraine : explosion du pont de Crimée
« Ce qui compte pour les Ukrainiens aujourd’hui, c’est qu’il y ait de moins en moins de renforts pour le sud et qu’ils puissent reconquérir Kherson (ndlr chef-lieu de la région éponyme annexée). C’est donc le bon moment pour bloquer cet axe. La stratégie ukrainienne est de pilonner toutes les routes de renfort, dont les ponts », détaille Carole Grimaud.
Washington était-elle au courant de cette attaque, si celle-ci était l’oeuvre des forces spéciales ukrainiennes et non pas celle d’un groupe terroriste ? Si la chercheuse doute que l’opération ait été faite « en concertation avec les Américains », la question reste ouverte à ce jour.
Cette contre-offensive serait-elle beaucoup plus victorieuse que ce que n’auraient envisagés les Américains et la situation ne leur échapperait-elle pas un peu ? Carole Grimaud, fondatrice du CREER, le Centre pour la Recherche en Russie et en Europe de l’Est et experte de l’observatoire stratégique de Genève
Toujours est-il que la position originelle des Américains dans ce conflit, est, depuis le départ, que les combats n’atteignent pas le territoire russe. Ce qui est chose faite, aujourd’hui, du moins du point de vue russe.
« Au début du conflit, les Américains avaient mis en garde les Ukrainiens contre toute atteinte à l’intégrité du pont de Kertch. Cette contre offensive serait-elle beaucoup plus victorieuse que ce que n’auraient envisagés les Américains et la situation ne leur échapperait-elle pas un peu ? », se demande Carole Grimaud.
« C’était bien la raison pour laquelle les Américains n’avaient pas livré aux Ukrainiens des armes à plus longue portée que les M142 Himars (ndlr un lance-roquette multiple de 80 kilomètres de portée). (…) Dernièrement, il y a eu une annonce du côté Ukrainien, promettant aux États-Unis qu’ils seraient transparents sur les cibles, pour rester dans ce que veulent les Américains, c’est-à-dire ne pas toucher la Russie, ajoute la chercheuse. C’est la musique qui va plus vite que les musiciens, je guette donc la réaction américaine », continue-t-elle.
Si Kiev revendiquait l’attaque du pont de Kertch, cela signifierait que les Ukrainiens sont capables de toucher « le coeur même des intérêts russes » sans passer par des armes américaines. « Du côté américain, c’est quelque peu préoccupant », conclue Carole Grimaud.
Le 17 juillet dernier, le désormais secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, réagissait déjà à la perspective de frappes ukrainiennes sur des infrastructures civiles en Crimée :
« Au cas où quelque chose arriverait [en Crimée], simultanément surviendra, pour [les Ukrainiens] tous là-bas, le jour du jugement dernier.»
S’il est établi que c’est l’Ukraine qui s’est directement attaquée au sol russe, les conditions inscrites dans la doctrine nucléaire russe sont réunies pour déclencher une riposte nucléaire.Carole Grimaud, fondatrice du CREER, le Centre pour la Recherche en Russie et en Europe de l’Est et experte de l’observatoire stratégique de Genève
La veille, Vadym Skibitsky, le représentant du renseignement militaire ukrainien, parlait de viser le pont de Crimée pour assurer la « sécurité de nos concitoyens ».
« L’ancien président russe Dmitri Medvedev avait mis en garde ces derniers mois contre toute atteinte contre le pont de Kertch, qu’il y aurait des représailles sérieuses. Nous savons que Dmitri Medvedev a longuement évoqué cette menace nucléaire. Les Ukrainiens n’ont a priori pas peur de cela », reprend Carole Grimaud.
(Re)voir Ukraine : la menace d'un "Armageddon" nucléaire est-elle crédible ?
Ce qui apparaît comme un nouveau tournant dans la guerre en Ukraine, place la balle dans le camp des Russes.
« Une commission d’enquête russe a été ouverte pour décider qui était derrière cette explosion. Soit Moscou désigne les forces armées ukrainiennes comme responsables, soit ils désignent des terroristes, puisqu’ils ont déjà été attaqués en Crimée. Dans cette seconde hypothèse, cela n’induit pas de riposte nucléaire. En revanche, s’il est établi que c’est l’Ukraine qui s’est directement attaquée au sol russe, les conditions inscrites dans la doctrine nucléaire russe sont réunies pour déclencher une riposte », prévient la chercheuse.
(Re)lire : Guerre en Ukraine : que faut-il entendre par "apocalypse" nucléaire ?