En quoi ce barrage est-il stratégique ? Pour plusieurs raisons. La première tient à sa fonction. Il s'agit d'un barrage assez puissant qui produit, quand il fonctionne, une quantité d'électricité appréciable. Il a aussi été aménagé pour permettre l'irrigation de surfaces cultivées assez importantes en aval. Il y a donc cette dimension économique non négligeable : à la fois l'électricité et l'irrigation dans un climat qui en a fortement besoin. C'est un aspect stratégique. On peut toujours se poser la question suivante : s'il tombe entre les mains de l’État islamique (EI), pas toujours très favorable à l'activité économique, est-ce que celui-ci accepterait de continuer la production de l'électricité et les lâchers d'eau pour assurer l'irrigation ? Ensuite, il y a la dimension sécuritaire. On peut aussi procéder à des lâchers d'eau visant à détruire des installations, voire à provoquer des destructions civiles. Dans un contexte de guerre civile, est-ce que l’État islamique envisagerait d'utiliser le barrage comme une arme ? Je pense qu'il l'a déjà fait dans le passé, comme pour le barrage de
Falloujah (lien en anglais). J'ai vu dans certains articles de journaux qu'il serait même possible que l'EI détruise le barrage. Il faut garder une certaine réserve, puisque détruire un barrage d'une telle ampleur suppose de placer beaucoup d'explosifs. On peut se poser plusieurs questions, comme celle de la sagesse de l'état major de l'EI. Qu'aurait-il à gagner à détruire complètement une infrastructure d'une valeur économique assez importante ? On peut utiliser le barrage comme une arme de guerre simplement en procédant à des lâchers d'eau majeurs, sans nécessairement vouloir le détruire. Mais ce qui est sûr, c'est que cela demeure une possibilité. Si le barrage tombait entre des mains pas toujours très sages, comment pourraient-elles s'en servir ? Un rapport du Corps des ingénieurs de l'armée américaine publié en 2007 soulignait la dangerosité de cet édifice en raison de sa vétusté. Dans quel contexte cette étude a-t-elle été mise en place ? Le Corps des ingénieurs de l'armée américaine est un organisme qui dépend de l'armée américaine, il n'a pas une vocation militaire. Sa mission est essentiellement de procéder à des constructions d'infrastructures générales hydrauliques. Par exemple, l'ACE a construit beaucoup de barrages dans l'ouest des États-Unis. Et il met aussi son savoir-faire à la disposition d'autres gouvernements. En 2007, c'est dans un effort de reconstruction de l'Irak post-conflit que le gouvernement américain a confié au corps des ingénieurs la mission d'évaluer la situation du barrage. Il a souligné que l'ouvrage était construit sur un sol sablonneux, relativement instable, que les fondations n'étaient pas forcément très sûres, et qu'il nécessitait un entretien et une vigilance réguliers et soutenus. Ce barrage a été construit sous le régime de Saddam Hussein, le chantier a commencé au début des années 1980, puis l'ouvrage a été inauguré pendant la guerre Iran-Irak, en 1985-1986. Il avait été construit, à l'époque, pour soutenir la production hydroélectrique de l'Irak, dans le cadre d'un programme de construction d'infrastructures, alors assez développées. Ce gigantesque barrage avait aussi une fonction symbolique. Comme celui d'Assouan, en Égypte, le plus important du Moyen-Orient, le barrage de Mossoul symbolisait le pouvoir et la réussite du régime. Qui était responsable du fonctionnement du barrage ? Cette question renvoie à celle du partage des compétences et des responsabilités dans le cadre de l'Irak après le conflit. Le statut d'autonomie du Kurdistan n'est pas très bien défini. La pointe visible de l'iceberg est la question du partage des redevances et de l'exploitation du pétrole : les Kurdes, comme l’État central irakien, se disputent pour savoir qui a le droit d'accorder des concessions, et qui récupère des redevances. Il en va de même dans beaucoup d'autres domaines administratifs, économiques ou même de gestion des infrastructures et des affaires civiles. Il y a énormément de différends entre l'administration kurde et l'administration centrale irakienne, qui ne veut pas laisser trop d'autonomie à la région kurde. Au même moment, les Kurdes, de leur côté, tirent la couverture à eux : ils veulent chapeauter, superviser, le plus de domaines possibles. Mossoul et le barrage de Mossoul sont en théorie hors de la zone du Kurdistan autonome irakien, mais dans la pratique, les Kurdes contrôlaient plus ou moins des territoires assez étendus au sud de la limite reconnue en 2005. Il y avait justement un litige au sujet de l'administration du barrage. De facto, il était supervisé par l'administration kurde. Est-ce que ça se faisait en coordination avec l’État central qui, théoriquement, est responsable de tout ce qui concerne la production hydroélectrique ? La question reste en suspens. Toujours est-il que, selon un article d'
ABC News, un des ministères irakiens a conservé le contact avec les employés sous le contrôle de l'EI. Donc l’État irakien semblait être responsable de son exploitation. Cela passait-il par un accord avec les Kurdes ? Je ne le sais pas. Cette incertitude nous renvoie à la fragilité actuel de l’État irakien, à savoir le partage des compétences. On tend de plus en plus à une fédéralisation, ce qui n'est pas nécessairement une mauvaise chose. Le problème se pose lorsque la division des compétences n'est pas clairement établie, ou quand les deux parties ne sont pas d'accord sur l'interprétation de ce partage des compétences. Est-ce que le barrage continuait de fonctionner lorsqu'il était entre les mains des djihadistes ? Il y avait forcément des lâchers d'eau, car sinon, très rapidement, on atteint la cote de sécurité. Mais est-ce qu'il continuait de produire de l'hydroélectricité comme avant ? Je n'ai aucune information à ce sujet. Le lâcher d'eau pour l'agriculture qui se fait à intervalle régulier se poursuivait-il ? L'EI avait-il tout arrêté à dessein, dans un objectif de sabotage économique ? Ou tout simplement à cause de la désorganisation qui a suivi la prise du barrage, qu'il ne savait pas trop comment exploiter ? On n'a pas vu beaucoup d'informations filtrer à ce sujet, ou en tout cas moi, personnellement, je n'en ai pas vues. Que s'est passé avec le personnel exploitant sur le site du barrage ? A-t-il fui à la faveur des combats ? La prise du barrage s'est-elle faite suffisamment rapidement pour que, finalement, les employés n'aient même pas été inquiétés et que les djihadistes les laissent sur place ? Cela serait intéressant de le savoir, puisque cela donnerait une idée de ce que les djihadistes entendaient faire. S'ils ont laissé tout le personnel et l'exploitation se faire comme à l'accoutumée, c'est peut-être qu'ils n'avaient pas nécessairement l'intention de s'en servir tout de suite. Peut-être voulaient-ils perturber l'activité économique, mais pas à court terme. S'ils ont chassé tout le monde, et laissé le barrage de facto inexploité, cela pourrait indiquer que, soit ils n'avaient pas l'intention de rester, soit ils avaient l'intention de s'en servir très rapidement à des fins de nuisance, plutôt que de se dire, "on conquiert un territoire et on conserve ses activités économiques". Et là, on ne peut que spéculer, car l'histoire n'est pas finie...