Fil d'Ariane
Le "blackface" ressurgit dans l'actualité avec une photo du Premier ministre canadien Justin Trudeau. Serait-ce une pratique qui vient uniquement des États-Unis ? Elle est aussi courante dans de nombreux festivals et carnavals en Belgique ou encore en France. D'où vient cette pratique régulièrement dénoncée par de nombreux collectifs comme étant un acte raciste ?
Au programme de l’édition 2019 de la ducasse d’Ath, en Belgique (du 23 au 25 août 2019) : des cortèges de différents personnages dans la ville. Parmi eux, le géant "Sauvage" fait polémique. En effet, pour l’interpréter, on retrouve un comédien blanc, dont le visage est peint en noir, anneau dans le nez, chaînes autour du cou, et des mains, et plumes sur la tête. Ce qu'on appelle un "blackface", représentation caricaturale est au programme de cette fête traditionnelle datant du Moyen-Âge.
Les Bruxelles Panthères, groupe militant contre la négrophobie en Belgique, ont lancé une pétition pour dénoncer le recours à cette pratique et demander à l’Unesco de retirer la ducasse d’Ath du Patrimoine immatériel de l’Humanité décerné par l’organisme. L’année dernière, ils avaient réussi à annuler la “Sortie des Nègres” lors de la ducasse des Deux-Acren.
On présente souvent le "blackface" comme une pratique née en Amérique, dérivant de l’esclavage et des lois ségrégationnistes dites de Jim Crow, avec entre autres, les Minstrel Shows, spectacles musicaux où des comédiens blancs se noircissaient le visage avec du maquillage pour jouer des noirs. Ces personnages étaient souvent sujets à moquerie, et apparaissaient comme stupides, ignorants, et doués pour la danse.
Pour la maîtresse de Conférences Mame-Fatou Niang, spécialisée dans la représentation des corps noirs en France, il est important de territorialiser ce phénomène. "Il y a une histoire du 'blackface' en Europe et ce que je trouve intéressant, que ce soit pour la Belgique et pour la France, c'est de l'ancrer dans la territorialité de ces pays, et d'arrêter de les reporter à une histoire qui serait outre-Atlantique, et donc mauvaise car ségrégationniste. Le travail que nous devons faire c'est un travail de mémoire mais aussi de pédagogie", explique-t-elle.
L'enseignante à l'université de Pittsburgh ne nie pas que la culture populaire américaine a rendu visible cette pratique, mais tient à en préciser l'origine : "on retrouve un usage du maquillage, qui remonte au Moyen-Âge. Les paysans se peignaient parfois le visage avec de la suie, pour rythmer le changement des saisons. Ou alors, on retrouvait l'idée du masque dans des carnavals, avec un côté subervsif. Le riche devenait pauvre, le pauvre devenait riche. Sous le masque on ne sait pas qui est qui."
Dès la fin de la Renaissance, ces habitudes changent pour représenter en particulier les noirs. Mame-Fatou Niang détaille : "À ce moment, il y a un glissement entre ce qui était relativement inoffensif, à des pratiques théâtrales répétées dans lesquelles des acteurs blancs vont se grimer pour jouer des rôles de Maures, de Noirs. De plus en plus, ils vont donner à ces personnages des caractéristiques physiques démesurées, ou de retard mental. C'est là que la jonction va se faire avec la colonisation."
Une telle représentation du Noir à travers des manifestations artistiques populaires accentuerait, selon la chercheuse, la création d'une idée selon laquelle le Noir, le Maure serait inférieur. "ça va ancrer cette image dans l'imaginaire collectif européen. Le Noir, l'Autre serait moins intelligent, moins fort, c'est un sauvage, etc.. Et l'essor de l'art populaire, que ce soit le théâtre, l'art pictural va véhiculer cette idée", précise-t-elle. "Cette image, que l'on retrouve dans ces carnavals en Belgique ou dans le Nord de la France, va justifier l'entreprise coloniale des grandes puissances de l'époque", affirme Mame-Fatou Niang.
L'appellation même de "blackface" est à revoir pour la chercheuse. Elle travaille à franciser le terme pour l'ancrer encore plus dans l'histoire européenne. "Pour qu'un débat existe de manière nationale, il faut que le mot existe dans la langue française. Avec d'autres collègues, lors de nos recherches, nous avons trouvé des termes dans l'histoire du théâtre français qui remontent à l'époque pré-moderne, à partir du 16ème siècle, comme le mot 'barbouillage'. Alors, oui, le terme peut ramener à quelque chose d'enfantin, mais il a le mérite d'exister, et il fixe la pratique dans une réalité artistique populaire française, et même francophone.", développe Mame-Fatou Niang.
Elle revient également sur un aspect du "blackface" ou barbouillage, quand il est exercé en France ou en Belgique. Il perdrait sa nature raciste dès qu'il est pratiqué chez nous.
Elle détaille : "je pense qu'il y a un problème avec la mémoire, ou avec une certaine amnésie, qu'elle soit volontaire, entretenue ou non. Pour construire une nation, on doit oublier. Cette amnésie se fait au détriment des mêmes. Lors du blackface d'Antoine Griezmann, ou pendant la nuit des Noirs à Dunkerque, ce qui m'a intéressée, c'est la manière dont les journalistes français reprenaient l'histoire du blackface dans une démarche extrêmement pédagogique. Mais il y avait une 'étrangéisation' de ce phénomène qui a des racines pourtant européennes et françaises. On mettait bien l'accent sur le fait qu'il était lié à l'Amérique de Jim Crow, à la ségrégation, et donc très mauvais. Et puis bizarrement dès qu'elle franchit l'Atlantique, cette pratique est assainie. Les commentateurs remarquent la nocivité du phénomène aux Etats-Unis, mais quand ça arrive en France, tout va bien car il n'y a pas l'histoire de l'esclavage qui y est accolée."
Pour Mame-Fatou Niang, il est indispensable de retirer le personnage du Sauvage de la ducasse d'Ath, en tout cas, tel qu'il est représenté. "Quand on parle de l'imaginaire national, et qu'on a encore ces représentations parce qu'on pense qu'il y a une invasion, c'est un problème. Si on pense que le socle culturel de l'Europe est en danger parce qu'aujourd'hui, certaines personnes ne laissent plus passer ça, ou parce qu'on voudrait changer la culture européenne, c'est tout simplement faux", déclare-t-elle. Elle poursuit : "la réalité d'un pays évolue avec son histoire, rien n'est figé. Nous faisons partie d'un pays et tout ce que l'on demande, c'est une prise en compte de tous et toutes, des nouvelles sensibilités. Pour moi, c'est ça le vrai sens du vivre-ensemble. Le vivre-ensemble, c'est comment on peut être un enfant noir de six ans, à Bruxelles, et se construire sainement en voyant ça. On ne peut pas être ou absent de l'espace visuel d'un pays ou représenté par un sauvage avec un anneau dans le nez. Il faut comprendre qu'on fait face à un déni, une véritable surdité institutionnelle quand on dénonce ce genre de pratiques."
Concernant la pétition du groupe Bruxelles Panthères, la chercheuse comprend la symbolique : "cette notion d'universalité et d'humanité est primordiale, parce que, lorsqu'on parle de l'Unesco, on parle du patrimoine immatériel de l'humanité. Ce n'est pas seulement un combat pour les Noirs. On parle de la représentation d'êtres humains qui sont rapportés à tout ce qu'il y a de plus bas, de plus négatif. C'est un combat pour tous. La contribution de la Belgique à l'humanité, ça ne peut pas être ce genre de fête. Ce n'est pas possible. Ça dépasse la couleur pour s'intégrer dans quelque chose qui est de l'ordre de l'humain."