Fil d'Ariane
« C’est une évolution importante au niveau du cadre réglementaire de la radiodiffusion canadienne, cela a été très bien reçu par les milieux culturels », souligne Destiny Tchehouali, professeur au département de communications de l’Université du Québec à Montréal. « La définition d’entreprise de radiodiffusion a été élargie pour intégrer ces nouvelles plateformes et les soumettre aux mêmes obligations que les entreprises traditionnelles. On veut mettre en place un système pour faire contribuer d’une manière équitable ces plateformes au contenu canadien au même titre que les autres entreprises de radiodiffusion » ajoute le spécialiste.
L’objectif de la loi est donc de mettre tout le monde sur le même pied d’égalité. « Ces plateformes jusqu’ici n’avaient aucun compte à rendre aux autorités canadiennes, elles n’auront pas le choix maintenant d’emboîter le pas et de respecter ces nouvelles règles. Le CRTC – Conseil de radiodiffusion et des télécommunications canadiennes - va pouvoir élaborer des règlements plus spécifiques concernant les investissements que devront faire ces plateformes », ajoute Destiny Tchehouali.
« Le statu quo entraîne un manque à gagner d’un milliard de dollars d’ici 2023 pour les productions canadiennes » a précisé le ministre Guilbeault. On évalue que quand cette nouvelle loi sera en vigueur, les plateformes pourront injecter plus de 800 millions de dollars d’ici trois ans dans le soutien aux productions musicales et audiovisuelles canadiennes.
Destiny Tchehouali regrette cependant que le projet de loi ne soit pas assez contraignant, notamment au niveau du respect des diversités des expressions culturelles et des produits francophones. Car le ministre Guilbeault exclut pour l’instant l’imposition de quotas à ces plateformes pour imposer du contenu francophone ou autochtone car il ne veut pas se fixer une limite : « Je suis d’accord avec la notion de quotas et de seuil minimum pour aider à la production de contenu en langue française, mais cela ne doit pas aller dans la loi, mais dans la réglementation, en fonction du diffuseur, de sa taille, de son marché » a expliqué le ministre lors de sa conférence au CORIM. C’est donc le CRTC, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes qui gère l’audiovisuel dans le pays, qui va définir ces quotas. L’organisme pourra imposer des amendes salées, de l’ordre de plusieurs millions de dollars, si un diffuseur, qu’il soit numérique ou pas, ne respecte pas ses obligations.
Le ministre Guilbeault prépare également un autre projet de loi pour taxer les GAFA : ces géants du web devront payer la taxe sur les produits et services du Canada, mais aussi des redevances aux producteurs de contenu d’information, si la loi est votée.
« Toutes les entreprises au Canada paient la TPS, je ne vois pas pourquoi les entreprises les plus rentables de la planète ne le feraient pas. Ce n’est qu’une question de temps », a déclaré le ministre, qui espère que l’imposition de cette taxation fera partie du nouveau budget qui sera présenté à la fin de l’hiver par son gouvernement.
Jusqu’à l’an dernier, le gouvernement de Justin Trudeau refusait d’imposer des taxes à ces géants sous prétexte qu’il ne voulait pas imposer de nouvelles taxes au consommateur canadien. Cette position du premier gouvernement de Justin Trudeau avait soulevé la controverse. Le premier ministre canadien est revenu sur sa décision lors de la dernière campagne électorale, il y a un an. Son gouvernement passe donc maintenant de la parole aux actes.
« Cette taxation des GAFA est d’autant plus pertinente qu’avec la pandémie, ces géants du web continuent à tirer leur épingle du jeu et leurs abonnements explosent, alors dans cette perspective, cette taxation est encore plus légitime, on veut les taxer pour pouvoir mieux rémunérer les acteurs et aussi financer nos écosystèmes culturels nationaux » déclare Destiny Tchehouali.
L’enseignant fait remarquer que le gouvernement du Québec n’a pas attendu le gouvernement canadien pour imposer une taxe à Netflix : « C’est une question de souveraineté numérique, on se retrouve dans un rapport de force de plus en plus déséquilibré entre ces cyber-États comme je les appelle, et nos États qui doivent négocier pour ne pas se les mettre à dos, mais on doit rester sensible à la question du bien public, de l’intérêt commun et rappeler à ces géants qu’on doit encadrer leurs activités sans pour autant nuire à leurs actions, il faut aller vers des systèmes plus équitables ».
Le ministre Steven Guilbeault promet que son deuxième projet de loi sera présenté fin janvier, début février - le plus tôt possible, quand la nouvelle session parlementaire commencera et que l’adoption des deux projets de loi va dépendre de la collaboration avec les partis d’opposition et les différentes étapes parlementaires. L’ensemble du processus va s’étaler sur plusieurs mois.
Le ministre Steven Guilbeault dit avoir eu des discussions avec ses homologues français et australien au sujet de la taxation des GAFA car il croit que pour affronter ces géants du web, l’union fait la force : « C’est en travaillant avec d’autres pays qui ont les mêmes objectifs que nous allons relever ce défi » a-t-il déclaré au CORIM. Le Canada s’est donc joint à une coalition internationale pour imposer une taxation aux géants du web .
Depuis juillet 2019, la France exige une taxe de 3% du chiffre d’affaires réalisé par les GAFA sur son territoire et a confirmé que cette taxe sera en vigueur dès décembre malgré les menaces de représailles de l’administration Trump. Une taxe similaire existe en Espagne, Italie et Autriche.
Mais les récentes négociations au sein de l’OCDE sur une uniformisation de cette taxe à l’échelle mondiale ont échoué. L’organisme dit avoir l’espoir d’aboutir à une entente d’ici la mi-2021.
L’Australie de son côté a présenté un projet de loi pour que Facebook et Google rémunère les médias nationaux australiens quand ils se servent de leurs contenus. Facebook n’a pas apprécié : il a menacé d’empêcher les médias australiens de partager leur contenu sur son réseau. Une réaction qui ne fera pas reculer le ministre canadien : « L’attitude de Facebook ressemble à du "bullying" et ça ne m'impressionne pas beaucoup. Je vais déposer un projet de loi et ce sera à Facebook de décider ce qu'elle veut faire en tant qu'entreprise ». Le ministre Guilbeaut affirme qu’il ne veut pas partir en guerre contre Facebook et Google, mais qu’il veut que tous les médias soient traités équitablement au Canada.
« Des réponses isolées de gouvernements risquent de ne pas être efficaces, il faut aborder ces questions d’un point de vue global et extraterritorial » conclut Destiny Tchehouali. Le ministre Guilbeaut abonde : « Essayer d’agir seul, ce serait risqué, d’où l’importance de travailler avec d’autres pays, et quand nous aurons une masse critique de pays, ça va devenir difficile, soit pour les géants du web soit pour le gouvernement américain, de partir en guerre ».
Le ministre Guilbeault veut également s’attaquer au fléau des propos haineux et racistes qui pullulent dans les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, Instagram etc : ce sera l’une des mesures phares de sa nouvelle loi sur la radiodiffusion. « Jusqu’à maintenant, on leur a demandé de s’autogérer, de faire leur propre police, et ça ne marche pas. C’est le Far west ». Il veut donc réglementer pour mettre fin « aux menaces, au discours haineux et à l’incitation à la violence ».
« C’est un problème très complexe que celui de la régulation des médias sociaux, estime Destiny Tchehouali, car il montre le dilemme entre ceux qui ne veulent pas qu’on touche à la liberté d’expression, qu’on respecte la neutralité d’internet, qui refusent de faire la police pour chaque internaute et ceux qui estiment que les plateformes doivent assumer leurs responsabilités et qu’elles filtrent au minimum ce qui circulent sur leurs plateformes. Je pense qu’il y a moyen d’encadrer les réseaux sociaux : c’est une question qui doit être prise en compte dans la révision actuelle du cadre réglementaire canadien ».