Fil d'Ariane
Permettez une introduction personnelle, une petite histoire pour éclairer cette grande histoire-là. Mon père, juif natif du Caire, répétait à ma mère née à Varsovie et échappée in extremis de la rafle du vel d'hiv : "franchement nous ne comprenons pas, vous juifs d'Europe, votre désir si puissant de gagner Jérusalem. Pour nous, en Egypte, il suffisait de prendre le train de 9h52." La liaison n’était pourtant pas si directe qu’il le laissait entendre, avec cet écueil incontournable, ce fossé immense et plein d'eau qu’il fallait franchir : le canal de Suez.
La première fois que j'ai traversé le canal de Suez, c'était en 1978 quelques mois après les accords de Camp David entre l'Égypte et Israël, plus de 20 ans après la guerre de Suez. La frontière était tout juste ouverte. De la capitale égyptienne on prenait désormais le car jusqu'au ferry qui permettait de passer le canal. Un moment inoubliable entre cohue, chaos, rires, cris, et peurs de finir dans les eaux imbibées de pétrole. Même si, au loin, des baigneurs semblaient se régaler dans ce lagon trouble.
Vingt ans, plus tard, à l’occasion du 40ème anniversaire de la nationalisation de la Compagnie universelle du canal de Suez, je retournais au bord du canal. "Nasser 56", un film à la gloire du raïs (interprété par feu la star Ahmed Zaki, sorte de Alain Delon local) qui avait osé défier les anciennes puissances coloniales, l’Angleterre et la France, envahissait les écrans cairotes, et dans le Sinaï, les bateaux semblaient glisser sur le sable. A Ismaïlia, là où la trouée s’élargit, la maison/musée du diplomate français Ferdinand de Lesseps, le concepteur génial de cette route maritime qui allait révolutionner le commerce mondial, restait quasi déserte.
Jusqu’à sa percée entre 1859 et 1869, les navires devaient débarquer leurs marchandises sur les rives sud de la Méditerranée pour être transbordées sur celles de la mer rouge, ou bien descendre jusqu’au cap de Bonne-Espérance, tout au sud de l’Afrique, afin de gagner l’océan Indien, et au delà la mer d’Oman ou le golfe Persique…
Mais le chenal long de 193,3 km, large de 280 à 345 mètres et profond de 22,5 mètres, ne permet plus depuis longtemps aux immenses tankers d’apporter leur chargement de pétrole des pays de l’or noir jusqu'à ceux du Vieux Continent. Manne financière inépuisable, le président/maréchal Abdel Fattah al-Sissi, un an après son accession au pouvoir suite au renversement violent du gouvernement des Frères musulmans en juillet 2013, a décidé d’entreprendre l’élargissement du canal, un travail cependant moins pharaonique que celui mené au XIXème siècle…
Ce trait d’union entre mers et océans fut loin d’être un long fleuve tranquille. Imaginé par les Saints-simoniens (auxquels le diplomate bâtisseur Ferdinand de Lesseps était affilié), socialistes utopistes français qui vénéraient une déesse mère sortie des terres de l’Orient égyptien, mais aussi le progrès technique, le projet mis des décennies avant de devenir réalité. Les Britanniques qui avaient remplacé les Français dans la domination de cette terre n’en voulaient pas, craignant un retour d’influence de l’ennemi de toujours. Mais la marche était inéluctable et le vice roi d’Egypte, Mohammed Said Pacha convaincu du bien fondé de l’affaire donna son feu vert. Le premier navire l’emprunta le 17 février 1867, deux ans avant son inauguration officielle par l’impératrice Eugénie, 142 ans avant une nouvelle inauguration conjointe franco/égyptienne, celle de l’élargissement, ou plutôt du doublement du chenal.
Entre ces deux moments de communion solennelle, le canal connaît des fortunes diverses : on reprocha aux bâtisseurs une hécatombe - 1,5 million d'Égyptiens participèrent à la construction du canal et plus de 125 000 y moururent, principalement du choléra ; l’Egypte endettée dut céder ses parts au Royaume-Uni, scellant les ennemis colons d’hier en une union commerciale implacable. Jusqu’à ce que, les nouveaux maîtres de l’ancienne terre des pharaons, redevenue indépendante en 1953, décide d’en finir avec la domination européenne une fois pour toutes.
Le temps est alors aux pays "Non alignés" émergents du tiers monde et les « officiers libres » ont pris le pouvoir au Caire. Le premier d’entre eux, Gamal Abdel Nasser, à peine président de la jeune république, annonce le 26 juillet 1956, lors d’un discours à Alexandrie qui fera date, le transfert de la gestion du canal à la Suez Canal Authority, 100% égyptienne.
Les dirigeants de Londres et Paris, auxquels se joignent les Israéliens, se lancent dans une guerre lamentable pour les Occidentaux, aux conséquences malheureuses pour tous, malgré la fierté victorieuse des Égyptiens : les Juifs d’Égypte, partie prenante depuis des siècles de l’histoire égyptienne, sont expulsés.
Le nouveau canal de Suez en quelques chiffres
(AFP)
Le trafic par le canal de Suez a représenté 7,5% du commerce maritime mondial en 2007, d'après le Conseil mondial de navigation.
En 2013, 4,6% de la production mondiale de produits pétroliers a transité par Suez ou par l'oléoduc Sumed qui relie lui aussi la mer Rouge à la Méditerranée, selon l'Agence américaine d'information sur l'énergie.
Longue de 72 kilomètres, la nouvelle voie réduira le temps d'attente pour les bateaux de 18 à 11 heures, et permettra une circulation dans les deux sens. Elle a été construite en moins d'un an pour neuf milliards de dollars (7,9 milliards d'euros), principalement financée par des participations vendues aux Egyptiens.
D'ici 2023, quelque 97 navires pourront emprunter le canal quotidiennement, contre 49 actuellement, selon l'Autorité du canal de Suez.
Le gouvernement égyptien espère que la nouvelle artère fera passer les revenus du canal de 5,3 milliards de dollars (environ 4,7 mds d'euros) attendus en 2015 à 13,2 mds USD (11,7 mds d'euros) en 2023.