C'est une réforme qui fait tourner la tête : après un siècle de prohibition, le Canada est devenu ce mercredi 16 octobre 2018 le premier pays du G7 à légaliser le cannabis récréatif, et le deuxième au monde après l'Uruguay en 2013. Trois ans après son élection, le gouvernement libéral de Justin Trudeau réalise ainsi l'un de ses engagements de campagne les plus symboliques. La mise en oeuvre de cette mesure sera désormais scrutée et disséquée tant par les Canadiens, appelés aux urnes dans un an pour des législatives incertaines, que par les pays alliés d'Ottawa dont certains ont déjà autorisé le cannabis thérapeutique.
Journée historique que ce 17 octobre au Canada : le cannabis à des fins récréatives est maintenant légal. C’était une promesse électorale du premier ministre Justin Trudeau quand il a été élu il y a trois ans et il l’a tenue. Le Canada est le premier pays du G7 à légaliser cette substance, un processus qui a obligé les différents paliers de gouvernement, les entreprises et autres acteurs de la société à réglementer afin d’appliquer et d’encadrer cette légalisation.
> Et ailleurs ? Le point sur la législation du cannabis dans le monde.
Ce que dit la loi fédérale
La loi canadienne prévoit que tout adulte de plus de 18 ans pourra posséder jusqu'à 30 grammes de cannabis légal et le partager avec d’autres adultes. Il pourra cultiver jusqu’à 4 plants de cannabis à domicile, à condition que les graines ou les semis soient d’origine légale. Enfin il pourra
« fabriquer à la maison des produits de cannabis, comme des aliments ou des boissons, pourvu qu'aucun solvant organique ne soit utilisé pour créer des produits concentrés ». Autrement dit, il sera possible de déguster chez soi des muffins au cannabis ou de boire une petite tisane de marijuana avant d’aller au dodo. Tout Canadien de plus de 18 ans pourra acheter du cannabis séché, de l’huile de cannabis, ainsi que des graines et des plants de la célèbre plante. La vente en ligne sera également autorisée, avec livraison par la poste.
Justin Trudeau l’a dit et répété : les objectifs de cette légalisation sont triple :
1-Protéger les jeunes du cannabis – actuellement il est plus facile pour les adolescents de se procurer de la marijuana avec le dealer du coin que d’aller s’acheter une bière au dépanneur - en vendant ces produits dans des magasins où on peut contrôler leur âge et en diffusant des campagnes de publicité pour les avertir des dangers de la consommation de marijuana.
2- Retirer ce marché lucratif des mains du crime organisé ou des gangs de motards criminalisés, ceux qui le contrôlent actuellement
3- Et offrir aux Canadiens des produits de cannabis sains et sécuritaires, ce qui n’est pas toujours le cas de ceux qui sont justement vendus sur le marché noir.
Ce que les provinces et les territoires doivent gérer
Cette loi fédérale encadre donc la légalisation sur l’ensemble du territoire canadien, mais le gouvernement Trudeau laisse aux dix provinces et aux deux territoires du pays la responsabilité de mettre en place le système de vente et de distribution des produits du cannabis, où seront situés ces magasins et comment ils vont fonctionner.
On leur laisse aussi le soin de définir des restrictions au niveau de l’âge légal pour acheter des produits de cannabis, les lieux où il sera autorisé d’en consommer, ainsi que réduire le nombre de plants autorisés à cultiver à domicile. A ce sujet, une bataille juridique s’annonce entre Ottawa et au moins deux provinces, car les gouvernements du Québec et du Manitoba veulent interdire la culture à domicile.
Au Québec…
Dans la belle province, c’est la Société québécoise du cannabis, la SQDC, qui va vendre les produits de cannabis, sur le même principe que la Société des Alcools du Québec, qui gère la distribution de l’alcool dans la province (la SQDC est d’ailleurs une filiale de la SAQ). Une douzaine de succursales ont ouvert leurs portes ce 17 octobre dans tout le Québec : on y trouve des fleurs séchées, des fleurs séchées moulues, des joints préroulés, de l'huile de cannabis, des atomiseurs oraux et des pilules.
Trois sortes de cannabis sont offertes : sativa, indica et hybride. Il faut avoir plus de 18 ans pour rentrer dans les succursales et on ne peut pas acheter plus de 30 grammes à la fois. D’ici trois ans, la SQDC prévoit opérer quelque 180 succursales dans tout le Québec. Il est aussi possible de commander sur internet.
Les employés de la SQDC ont suivi une formation pour informer les consommateurs des risques liés au cannabis. « C’est un marché nouveau pour tout le monde, précise Alain Brunet, PDG de la SQDC, nouveau dans le sens de légal, car évidemment ça existe au marché noir. Il ne faut pas faire croître le marché et c’est tout l’équilibre qu’on a à mettre en place au niveau de l’éducation, des conseillers dans les magasins, avec l’information qu’on va rendre disponible ».
À noter que le nouveau gouvernement du Québec a fait savoir qu’il allait faire passer de 18 à 21 ans l’âge légal pour acheter du cannabis et qu’il allait interdire la consommation de cannabis dans les lieux publics.
Les municipalités…
Les municipalités canadiennes ont dû elles aussi se prononcer sur la légalisation du cannabis par rapport à la consommation sur leurs territoires. Sera-t-il par exemple possible de fumer un joint dans un parc de Montréal ? Ou dans la rue à Vancouver ?
Ces nouvelles réglementations donnent parfois lieu à des situations plutôt « kafkaïennes » : la ville de Montréal par exemple a décidé d’appliquer à la consommation de produits de cannabis la réglementation sur l’usage du tabac. Mais des arrondissements de la ville ont décidé, eux, d’interdire toute consommation dans ses rues ou ses parcs. Il faudra donc trouver des compromis pour harmoniser ces règlements.
Les entreprises…
Les entreprises, quelles que soient leurs tailles, ont dû à leur tour se pencher sur la problématique de la consommation de cannabis par leurs employés : les autoriser à fumer un joint comme ils fument une cigarette ? Les interdire de toute consommation ? Définir des limites de consommation ou des heures spécifiques pour autoriser un joint ?
Dans le cas des compagnies aériennes par exemple comme Air Canada ou Air Transat, ces règlements sont évidemment très stricts. Ainsi Air Canada va interdire à ses employés liés directement à la sécurité du transporteur de consommer du cannabis, que soit au travail ou au repos : les pilotes, agents de bord, et le personnel qui s’occupe de l’enregistrement des bagages et de l’entretien des appareils.
D’autres entreprises qui sont dans des secteurs névralgiques de sécurité ont pris des mesures identiques. La police de Calgary par exemple va interdire aux policiers qui portent une arme de consommer du cannabis, même quand ils sont au repos. Des entreprises se sont munies de tests de dépistage pour vérifier que leurs employés respectent leur règlement. Et l’employeur a le droit de faire ces tests :
« On teste lorsqu’il y a des motifs raisonnables de penser que la personne est sous influence, s’il y a eu accident au travail ou si on est dans un protocole de retour au travail suite à une dépendance » précise Me Marianne Plamondon, présidente de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés.
Dans les immeubles et les appartements
Comme la consommation de produits de cannabis est interdite dans les lieux publics dans la majorité des provinces et des territoires, il ne reste que le domicile pour s’allumer un joint ou déguster une tisane au cannabis. Mais ce n’est pas si simple : dans les cas d’immeubles gérés en copropriété, des associations de copropriétaires ont adopté des règlements pour interdire du fumer des joints dans les appartements. Certains propriétaires ont aussi intégré des interdictions identiques dans les baux qu’ils font signer à leurs locataires. La tisane, elle, ne pose pas de problème…
Formation spécifique des policiers
La légalisation du cannabis implique aussi une nouvelle problématique : celle du « cannabis au volant ». Ce sera zéro tolérance en la matière. Les policiers canadiens d’un bout à l’autre du pays ont suivi une formation spécifique - 94% des policiers de la Sûreté du Québec par exemple ont été formés - et il a aussi fallu s’équiper d’appareils de détection similaires aux alcootests pour pouvoir tester les automobilistes. Ce volet-là ne semble pas totalement au point encore, notamment la fiabilité des tests. De récentes études ont indiqué que l’ingestion de marijuana laissait des effets dans le corps jusqu’à 5 heures après la consommation. Une donnée importante à prendre en considération avant de reprendre son volant.
La ruée vers l’or vert
Depuis des mois, d’un bout à l’autre du pays, une véritable industrie du cannabis s’est mise en place au Canada. Des cours en technique de culture du cannabis donné dans des établissements d’enseignement supérieur ( cf ma chronique sur le collège de Moncton ) en passant par le développement de producteurs, ceux qui vont faire pousser la plante, la cultiver et la distribuer se promettent de beaux jours. On évalue à 6 milliards de dollars ce nouveau marché qui devrait créer 120 000 emplois dès la première année.
Déjà en 2017, il y avait selon Statistique Canada près de 5 millions de consommateurs de cannabis au Canada, âgés de 15 à 64 ans. Et ces consommateurs ont acheté pour 5,7 milliards de dollars de cannabis à des fins médicinales et récréatives, soit environ 1200$ par personne. On prévoit d’ailleurs qu’il y aura manque de marchandises, car même si les fournisseurs se sont préparés à cette légalisation, ils ne fourniront pas à la demande. On parle d’une production actuelle qui varie de 210 à 300 tonnes par an, mais selon Santé Canada, la demande pourrait atteindre 926 tonnes.
La valeur des quatre plus gros producteurs de cannabis au Canada a littéralement explosé sur les marchés boursiers : on les évalue à quelque 45 milliards de dollars. Les actions de ces quatre entreprises ont enregistré des plus-values variant de 171% à 515%. Phénoménal ! C’est donc une industrie dont l’essor ne fait que commencer et dont l’avenir s’annonce radieux.
Combien le gramme ?
Quel que soit le système de distribution légal choisi, qu’il soit public ou privé, une question importante se pose : à combien va se vendre le gramme de cannabis ? Comment concurrencer efficacement le prix du gramme au marché noir ? Selon Statistique Canada, le gramme se vendait cette année entre 6,83$ et 7,20$. La Société québécoise du cannabis a annoncé ce mardi que le prix de base du gramme sera de 5,25$, taxes incluses, et elle promet de s’adapter aux fluctuations des prix si jamais le marché noir baisse ses tarifs.
Transition et ajustements
On le voit, la légalisation du cannabis a touché de près ou de loin tous les acteurs de la société canadienne et les différents paliers de gouvernements du pays. Et il a fallu peu de temps, somme toute, pour se préparer à cette journée historique du 17 octobre. Il y a aura inévitablement des ajustements à faire, et une période de transition semble nécessaire. Il reste que le Canada est le seul pays du G7 à s’engager sur cette voie et son exemple sera suivi de très près par de nombreux autres pays dans le monde.
Si une partie des Canadiens se réjouit de cette légalisation, le processus continue de soulever beaucoup d’inquiétudes : inquiétude au sein de la communauté médicale, inquiétude de parents d’adolescents, inquiétude de politiciens, juristes, avocats, etc.
Dans les jours précédents l’entrée en vigueur de cette légalisation, le premier ministre Trudeau a martelé des messages rassurants : « on n’est pas en train de contrôler le cannabis parce qu’on pense que c’est bon pour la santé, au contraire, on est en train de contrôler le cannabis parce qu’on sait que ce n’est pas bon pour nos enfants », a-t-il déclaré mardi. Le Canada ne fera pas marche arrière.
Des situations variables d’une province et territoire à l’autre :
- Âge légal : seuls le Québec et l’Alberta ont fixé à 18 ans l’âge légal pour consommer du cannabis, dans les autres provinces et territoires c’est 19 ans. Et le nouveau gouvernement québécois issu des élections du 1er octobre veut légiférer rapidement pour augmenter cette limite d’âge à 21 ans
- Culture de plants à domicile : autorisée partout sauf au Québec et au Manitoba.
- Système de vente : via une régie publique au Québec, en Ontario, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et Île-du-Prince-Edouard, les autres provinces et territoires ont choisi des modes de distribution privés avec des contrôles et un encadrement publics. A noter que l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement conservateur en Ontario s’accompagne d’une nouvelle législation qui fait en sorte que seule la vente en ligne sera prochainement autorisée. En Colombie-Britannique, le système de vente est mixte, public et privé
- Lieux de consommation : interdit sur les lieux publics, dans les véhicules et les milieux de travail dans la majorité des provinces canadiennes.