Le captagon, le levier de Bachar El Assad pour réintégrer la Ligue arabe

Une partie du train de vie de Bachar El Assad est désormais financée par le trafic de captagon, selon plusieurs experts. Cette drogue de synthèse fait des ravages au Moyen Orient. Alors que Damas réintègre la Ligue arabe après onze ans de suspension, la lutte contre ce trafic semble avoir pesé dans la décision des États de cette organisation régionale. Décryptage.

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Le président syrien Bashar Assad à Damas. Cette photo a été fournie par l'agence de presse syrienne Sana, le 9 novembre 2019.
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Il était sans doute l’invité le plus attendu du sommet de la Ligue arabe, Bachar El Assad, le chef de l’Etat syrien a fait son grand retour alors que les 22 pays étaient réunis à Jeddah en Arabie Saoudite.

A son arrivée, costume bleu, cravate bleu ciel, l’homme fort de Damas salue longuement le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane. Les deux hommes affichent un large sourire. L’image est forte alors que le pouvoir syrien était suspendu plus de 11 ans de l’organisation arabe pour sa répression violente du mouvement de contestation du régime. L'Observatoire syrien des droits de l’homme estime qu’au moins 495 000 civils ont perdu la vie depuis le début du conflit.

Début mai, Damas a été réintégré au sein de la Ligue arabe par une décision des ministres des Affaires étrangères des États membres. Les rapports entre la Syrie et les autres pays arabes se dirigeraient donc vers une normalisation. 

Selon Fadel Abdul Ghany, directeur du réseau syrien des droits de l’homme, “l’Arabie Saoudite joue un rôle déterminant dans le retour de Bachar El Assad, sinon le pays n’aurait pas été invité par la Ligue Arable. En coulisse, les diplomates saoudiens ont œuvré en allant parler aux autres membres de la Ligue arabe pour plaider la cause du chef de l’Etat syrien”, affirme-t-il.

Le retour de Bachar El Assad lié au trafic de stupéfiants

Mais les préoccupations des Saoudiens sont liées à un trafic de drogue dont la Syrie est devenue la plaque tournante, le captagon. Cette drogue récréative est une amphétamine, un excitant désinhibiteur qui fait des ravages dans la société au Moyen Orient. 

“Vu de Riyad, la gestion du trafic de captagon et de ses conséquences était la condition sine qua non à la réintégration de Damas au sein de la Ligue Arabe”, insiste David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Iris qui souligne que l’Arabie Saoudite est le premier marché de consommation du captagonA ce titre, l’Arabie Saoudite considère que c’est un élément à prendre en compte dans la normalisation des rapports avec le régime syrien. Ce n’est pas le seul élément mais c’est un élément très important”, explique-t-il.

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Au Moyen-Orient, le captagon est consommé dans une partie de la société arabe. Cette drogue facilement accessible est devenue un fléau. “Dans la déclaration d’Amman du 1er mai dernier, il est très clairement fait référence au captagon. Il était alors demandé au régime de Bachar El Assad de juguler le trafic aux frontières de la Jordanie, de l’Irak et des pays limitrophes et de travailler à l'identification des trafiquants et des conditions de transport de la marchandise car cela constitue un problème pour toute la région”, souligne David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Iris.

La Syrie, un “Narco-Etat”

Face aux sanctions internationales et pour affronter sa situation d’isolement, les revenus tirés du captagon ont permis au pouvoir de Bachar El Assad de tenir à flot. “Globalement la Syrie est le pays où se concentre le trafic, où l’essentiel des laboratoires sont situés et également le flux. Cela rapporte une manne considérable, les estimations vont de 5 à 10 milliards de dollars par an, ce qui permet à la Syrie sous sanctions depuis des années de gérer son déficit”, indique David Rigoulet-Roze.

La drogue de synthèse est donc devenue un enjeu majeur pour le pouvoir syrien mis à l’écart sur la scène internationale. “Aujourd’hui, il est impossible de pouvoir produire et transporter du captagon en Syrie sans la supervision et l’accord du régime. Le pays est devenu un narco-Etat comme l’ont d’ailleurs qualifié les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Bachar El Assad est devenu l’un des dirigeants politiques les plus connus à bénéficier du trafic de drogue”, ajoute Fadel Abdul Ghany, directeur du réseau syrien des droits de l’homme.

Le captagon est donc une manne indispensable pour l’Etat syrien. “Il est de notoriété publique que des membres de l’entourage de Bachar El Assad bénéficient du trafic de captagon, voire en sont à l’origine, précise David Rigoulet-Roze. C’est pourquoi, une des contrepartie à cette réintégration de Bachar El Assad est que le régime syrien s'efforce de contrôler le trafic à défaut de pouvoir totalement éradiquer ce trafic”

Une réintégration en question

Après plus de 11 ans d’exclusion, le retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe est donc l’un des moments forts de ce 32ème sommet. Mais il y a différentes lectures de ce retour au sein du concert des Nations arabes. Pour certains acteurs du monde arabe, les enjeux liés au captagon ne seraient qu’un prétexte. “Si Assad arrive à peser sur la Ligue arabe avec le trafic de captagon, cela voudrait dire que cette organisation est faible car il est difficile de contrôler l’activité liée à cette drogue, voire de la stopper. Selon moi, prendre le captagon comme motif pour réintégrer la Syrie au sein de la Ligue arabe n’est qu’une excuse. Les Etats arabes ont promis 4 milliards de dollars à Damas mais cela sera nettement insuffisant pour contrôler le trafic aux frontières et soutenir l’Etat syrien soumis aux sanctions internationales”, affirme le directeur du réseau syrien des droits de l’homme Fadel Abdul Ghany.

Cette réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe est contestée par certaines organisations non gouvernementales. “Le fait que Bachar El Assad puisse réintégrer la Ligue arabe est incompréhensible alors que les droits les plus élémentaires de certains prisonniers sont constamment bafoués dans le pays. Inviter le chef de l’Etat syrien à la table de la Ligue arabe alors que plus de 100 000 Syriens sont détenus, sans demander de contrepartie à ce sujet pose question”, souligne ce défenseur des droits humains.

Au cours de ce 32ème sommet de la Ligue Arabe, Bachar El Assad a pu avoir des entretiens bilatéraux avec les différents chefs d’Etat. L’homme fort de Damas s’est montré confiant quant à la suite de ses relations avec les autres nations. Dans la mesure où les sanctions occidentales ne sont pas prêtes d’être levées, Bachar El Assad peut demander aux pays arabes en échange de juguler le trafic du captagon, des contreparties financières pour la reconstruction de son pays. Les estimations de la Banque mondiale indiquent qu’il faudrait 400 milliards de dollars pour cela. Pour David Rigoulet-Roze, les pétro-monarchies sont donc plus que jamais sollicitées et au centre des décisions.