Fil d'Ariane
Il suffit, pour comprendre l'ampleur de la désintégration de la classe politique française, d'écouter Jean-Luc Mélenchon. Résolu à devenir l'opposant numéro un à Emmanuel Macron, le leader de la « France insoumise », président d'un groupe de quinze députés de la gauche radicale à l'Assemblée nationale, a été le premier à dire qu'il boycottera, lundi, le discours du Chef de l'Etat devant le parlement réuni en Congrès à Versailles. Mieux: le quatrième homme de l'élection présidentielle (19,5% des voix, juste derrière François Fillon) exhorte désormais à « Agir contre le régime! » en dénonçant un « coup de force institutionnel ».
La ligne mélenchoniste est claire: présenter Macron comme un nouveau Bonaparte tenté par l'autoritarisme, pour rallier derrière elle la gauche déboussolée par l'explosion nucléaire du Parti socialiste dont les deux finalistes de la primaire « citoyenne » de janvier ne sont plus membres.
L'ex-premier ministre Manuel Valls (2014-2016), réélu député de justesse, a démissionné la semaine dernière pour s'inscrire officiellement au groupe macroniste majoritaire de « La République en marche ». L'ex-candidat à la présidentielle Benoît Hamon (6,3%), battu dès le premier tour aux législatives, a aussi annoncé samedi son départ pour créer son « mouvement du 1er juillet ». Plus qu'une explosion, une désintégration bien décrite par l'éditorialiste du Monde Gérard Courtois dans son analyse de la descente aux enfers des grands partis politiques depuis le 7 mai : « Encore assommés par l'ampleur du désastre, ils n'ont plus de chef, ne savent plus où ils habitent, ignorent de quoi demain sera fait (...) Tout est à reconstruire. Dans les pires conditions... »
La droite, qui a beaucoup mieux résisté que le PS à l'assaut Macron (136 députés pour « Les Républicains » et leurs alliés centristes de l'UDI contre 38 pour la gauche socialiste) est sur un registre identique. Depuis une semaine, toutes les déclarations des dirigeants du parti conservateur - confronté à une fronde d'une vingtaine de députés « constructifs » pro-Macron - dénoncent la main mise quasi impériale d'Emmanuel Macron sur l'ensemble des pouvoirs. Et plusieurs députés de droite ont aussi annoncé, comme Mélenchon, leur boycott du discours de Versailles.
Fait amusant: leur mot d'ordre est d'accuser « d'hyperprésidentialisme » le locataire de l'Elysée, en reprenant presque mot pour mot les critiques formulées entre 2007 et 2012 par l'opposition contre... Nicolas Sarkozy. En bref: la réunion du Congrès par le Chef de l'Etat français, un jour avant la déclaration de politique générale de son premier ministre, est perçue comme une arme fatale, et comme la confirmation de l'américanisation accélérée de la politique française. « Aux yeux d'Emmanuel Macron, Barack Obama est une sorte d'idéal », assure la journaliste Anna Gabana dans Le Journal du Dimanche. Un constat partagé par le philosophe Marcel Gauchet : « Macron va spontanément et inconsciemment trouver des gestes qui sont dictés par la télé, donc par les Etats-Unis ». Un choix qui, pour l'heure, lui profite sur le plan de la popularité avec 64% d'opinions favorables.
A cette désintégration formelle - partis affaiblis, leadership en déroute, saturation de l'espace médiatique par le pouvoir exécutif - s'ajoute en effet une terrible impasse en termes de communication. Hormis le petit cercle des chroniqueurs politiques hexagonaux, et à l'exception du tribun Mélenchon qui court toujours le risque de se retrouver piégé par ses exagérations et ses appels à l'insurrection, les partis politiques traditionnels sont inaudibles pour l'opinion publique, et dépassés par un Emmanuel Macron diaboliquement habile pour renvoyer aux Français l'image d'un chef de l'Etat dynamique et audacieux, encombré par une opposition en lambeaux et d'arrière-garde.
Son discours à Versailles, ce palais royal où il retourne pour la seconde fois depuis son élection (il y avait reçu Vladimir Poutine le 29 mai), va lui garantir une litanie d'images très « présidentielles », assurées de faire le tour du monde comme le discours annuel sur l'Etat de l'Union des présidents américains. Le début de sa concertation avec les syndicats sur la réforme du marché du travail montre qu'il a pour objectif d'isoler la CGT, l'ex-syndicat communiste.
Sa présence jeudi dernier à l'inauguration du méga-incubateur de start-ups Station F à Paris, lui a permis de faire un éloge de l'entrepreneur en direction des jeunes, et... de l'électorat de droite libéral. La présence à Paris, le 14 juillet, du président américain Donald Trump lui permettra enfin d’apparaître à nouveau à même d'assumer son désaccord avec le leader de la première puissance mondiale, presque en position d'alter ego: « Que vont retenir les Français ? Que tout passe par Macron. Que la France, c'est lui », s'inquiétait cette semaine devant nous un ex-député PS, proche de l'ancien président François Hollande.
Manipulation démocratique, comme le sous-entendent déjà pas mal de médias en France ? Il est beaucoup trop tôt pour le dire. Le discours de Versailles, comme toutes les autres initiatives de ce président de 39 ans, vise avant tout à lui dégager le maximum d'espace pour agir, en tenant à l'écart une presse nostalgique des vieux arrangements politiciens et des règlements de compte qui lui assuraient son lot d'informations. Tout est donc chorégraphié, pour s'assurer aussi que le premier ministre Edouard Philippe, venu de la droite, ne fera pas trop d'ombre à l'Elysée. Avec une grande question: qu'adviendra-t-il de ce ballet présidentiel si une crise survient?
Le sommet du G5 au Sahel, ce dimanche, puis le sommet du G20 à Hambourg, les 7 et 8 juillet, feront l'étalage des préoccupantes fractures africaines et mondiales. Pour l'heure, Emmanuel Macron a démontré qu'il sait séduire, et qu'il sait s'imposer après avoir infligé un K-O aux partis français. Mais les contraintes budgétaires de la France, exprimées par le récent audit accablant de la Cour des comptes, ou le délabrement difficile à endiguer de l'Afrique sahélienne en proie aux trafics de drogue et au terrorisme, exigent des décisions beaucoup plus compliquées à mettre en œuvre qu'une photo présidentielle réussie, ou qu'une intervention hypermédiatisée devant les députés et sénateurs dans le palais du Roi-Soleil.
> Cet article a été publié le dimanche 2 juillet sur le site de notre partenaire Le Temps.