Fil d'Ariane
Le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte a présenté lundi 19 décembre, lors d'un discours à La Haye, les "excuses" officielles du gouvernement pour le rôle de l'Etat néerlandais dans l'esclavage, qu'il a qualifié de crime contre l'humanité. La constitution d’un fonds de près de 200 millions d’euros afin d’améliorer la transmission et la compréhension de la mémoire coloniale est aussi attendue.
Il aura fallu près de 160 ans après avoir aboli l’esclavage pour que les Pays-bas reviennent officiellement sur leur mémoire coloniale.
Le 17 février 2022, le Premier ministre néerlandais Mark Rutte présentait ses premières excuses pour l'usage systématique de la « violence extrême » par l'armée néerlandaise contre les combattants lors de l'indépendance de l’Indonésie entre 1945 et 1949. Dans quelques jours, il délivrera un message public visant à « rendre justice au sens et à l’expérience de l’esclavage passé ».
C’est au XVIIe siècle, au moment de la conquête d’une partie du Brésil prise aux Portugais, que la Compagnie hollandaise des Indes occidentales (WIC), société de négoce maritime, s’intéresse au commerce d’esclaves. « La WIC fait aussi l’acquisition d’un autre bastion en Afrique de l’Ouest. Le fort d’Elmina, au Ghana, devient le comptoir hollandais sur le continent, d’où ils organisent le départ d’esclaves. Près de 600 000 Africains monteront dans des navires maritimes hollandais, ce qui représente près de 6% de la traite de esclaves entre le XVIe et le XIXe siècle. » rapporte la chaîne publique néerlandais NOS.
La mort de George Floyd en 2020 et le mouvement Black Lives Matter ont relancé le débat sur le passé colonial et son héritage dans les pays européens. La même année, le Premier ministre Rutte avait alors décidé de créer une commission de « dialogue sur le passé esclavagiste » (Slavery Past Dialogue), dont le premier rapport publié en 2021 incitait les autorités à « reconnaître, s’excuser et réparer » les crimes coloniaux.
« Le mouvement Black Lives Matter a été un tournant et a provoqué une mobilisation mémorielle dans différents pays autour de la question : que faire de ce passé colonial et esclavagiste dans l'espace public au vu des traitements inégalitaires et des discriminations héritées notamment envers les personnes noires ? » affirme Sébastien Ledoux, chercheur en histoire contemporaine à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, enseignant à Sciences Po Paris et spécialiste des enjeux de mémoire.
C’est donc dans la droite ligne des conclusions de ce rapport du Slavery Past Dialogue que le gouvernement néerlandais présente ses mesures aujourd'hui. Parmi elles, un fonds de 200 millions sera financé à des fins de transmission et d’éducation de la mémoire coloniale aux Pays-Bas. 27 millions supplémentaires seront aussi débloqués en vue d’une construction d’un musée de l’esclavage.
Des membres représentants du gouvernement néerlandais devront aussi se rendre le 19 décembre aux îles Aruba, Bonaire, Curacao, Saba, Saint-Eustache, Sint Maarten et au Suriname, anciennes colonies néerlandaises, pour présenter les excuses du Royaume aux populations anciennement colonisées. La date choisie fait cependant litige. Des organisations de conservation de la mémoire coloniale déplorent de ne pas avoir été consultés pour le choix de la date et plaident pour des excuses officielles le 1er juillet 2023, date du 150e anniversaire de la fin de l'esclavage dans les anciennes colonies néerlandaises.
"On pouvait supposer que cela serait fait d'une manière qui satisferait les deux parties, mais ce n'est absolument pas le cas pour nous", a déclaré à la télévision publique NOS Johan Roozer, président du Comité national surinamais de la commémoration de l'esclavage.
Cette volonté d’éclairer le passé a toutefois trouvé un écho jusque dans la sphère royale. Le roi Willem-Alexander a commandé en novembre 2022 une enquête indépendante sur le rôle de sa propre famille dans l'histoire coloniale des Pays-Bas. L'enquête devrait durer trois ans et sera menée par l'Université de Leiden.
« Une connaissance approfondie du passé est essentielle pour comprendre l’évolution de l’Histoire et ses conséquences aujourd’hui sur les populations », a déclaré le roi Willem-Alexander, dont les ancêtres sont présumés d'avoir posséder des esclaves. La famille d’Orange-Nassau aurait également bénéficié des flux d'argent provenant de la compagnie des Indes orientales néerlandaises, l’une des plus prospères et des plus puissantes compagnies commerciales européennes du XVIe siècle.
Une autre enquête portera par ailleurs sur la provenance des objets des collections royales. La recherche sera supervisée par l'historien de l'art Rudi Ekkart et Valika Smeulders du Rijksmuseum. Le « trésor de Lombok » sera particulièrement au centre de l’attention. Ce lot de pierres précieuses et de bijoux en or et argent est réclamée par l’Indonésie, ancienne colonie néerlandaise, depuis des mois.
L’Indonésie demande aussi de restituer huit oeuvres d'art et collections d'histoire naturelle se trouvant dans plusieurs musées néerlandais, notamment le célèbre "Homme de Java", reconnu comme le premier Homo erectus jamais exhumé. Il est constitué de restes fossiles découverts en 1891 et 1892 par le Néerlandais Eugène Dubois sur l'île de Java, qui faisait alors partie des Indes orientales néerlandaises.
Si l’initiative des Pays-Bas a été remarquée à l’international, l’opinion est, elle, plus clivée au sein de la population néerlandaise. Seulement 35% des Néerlandais seraient favorables à de telles excuses, rapporte RFI. Un constat qui est aussi partagé dans d’autres anciennes puissances coloniales, observe Sébastien Ledoux. « Il y a toujours une partie de la population qui est mobilisée pour éviter toute politique d'excuse et qui considère qu'on est dans le cadre d'un passé et d’une situation révolue qui date de 200 à 400 ans. À la différence des questions de réparation évoquées pour la seconde guerre mondiale, il s’agit ici d’un passé beaucoup plus lointain. » explique l'expert.
La perception de son propre pays comme ancienne puissance coloniale n’est par ailleurs pas toujours évidente pour d'autres poursuit le professeur. « Par exemple, en Espagne , un débat est en train de naître le rôle du pays dans la colonisation violente de l’Amérique. Les enjeux historiques espagnols tournent avant tout autour du franquisme, encore aujourd'hui. Certains historiens, même en Espagne, sont étonnés que l’on puisse considérer leur pays comme ayant un passé colonial aujourd'hui à transmettre. »