Fil d'Ariane
« J'ai deux amours, mon pays et Paris ! ». Ce 6 mai 1931, Joséphine Baker interprète au Casino de Paris la chanson la plus connue de son répertoire. Elle mène le spectacle de sa revue "Paris qui remue". C'est un triomphe. Des hommes blancs applaudissent et admirent Joséphine Baker, jeune femme afro-américaine née dans le Missouri en 1906, un État ségrégationniste. L'artiste vit un rève éveillé. Le Tout-Paris voit en elle la reine du Music-hall et la première star noire internationale.
Le matin de ce 6 mai 1931, dans ce même Paris, des Africains noirs mais aussi des Maghrébins ou des Cambodgiens se tiennent eux prêts, plantés dans le décor reconstitué de leurs villages. Ils attendent l'ouverture des grilles du Bois de Vincennes, prêts à jouer eux aussi un rôle, celui de leur vie quotidienne présumée ou imaginée, dans des enclos.
L'Exposition coloniale internationale à la gloire de l'Empire débute. Quelques huit millions de personnes visiteront ce que les historiens de cette période, à partir de la fin du XXème siècle, appelleront des "zoos humains".
Raciste, colonial ou tolérant et ouvert aux artistes du monde entier.. le Paris de cette période est rempli de "contradictions et de paradoxes". C'est ce que constate Richard Powell, professeur d'histoire à l'université de Duke aux États-Unis, spécialiste de cette période et historien de la culture afro-américaine.
Joséphine Baker n'est pas seule. Paris attire de nombreux artistes afro-américains. La capitale française constitue alors la Mecque de l'art dans les années 20.
Du musicien Sidney Bechet au peintre Henry Ossawa Tanner, de l'aviateur héros de la Grande Guerre devenu gérant de night-club à Montmartre Eugene Bullard à l'écrivain Claude McKay, ou du poète Langston Hugues à l'exubérante Ada Bricktop, tous vivent dans ce Paris des années 20, épicentre de la vie culturelle en Europe.
Un Paris culturel noir voir donc le jour. La France découvre alors le jazz grâce à un régiment américain noir d'infanterie en 1917, les "Harlem figthers".
Les musiciens noirs américains investissent alors Pigalle et Montparnasse. Montmartre devint "Black Montmartre". La scène littéraire afro américaine débarque également à Paris.
Des écrivains comme W. E. B. Du Bois du mouvement littéraire Renaissance Harlem, se pressent pour se rendre dans le salon littéraire tenu par Paulette et Jeanne Nardal deux sœurs martiniquaises, créatrices de La Revue du monde noir.
Pour les artistes noirs américains dans le Paris des années 20, la barrière raciale tombe enfin.Richard Powell, historien à l'université de Duke
"La barrière raciale tombe" enfin pour ces artistes et ces intellectuels, confie Richard Powell. Paris constitue alors une nouvelle expérience, celle d'une liberté inédite. "Ils peuvent rentrer dans des cafés, des magasins, acheter des vêtements, créer,. Ce sont des choses impensables dans le sud des États-Unis ségrégationniste", décrit Richard Powell.
"Ici à Paris, contrairement au sud ségrégationniste des États-Unis, il n'y a pas de lynchage public. L'écrivain noir américain Claude McKay soulignera qu'il est plus facile pour un noir américain de marcher dans les rues de Paris que dans celles de New York ou de Chicago", confirme Françoise Vergès, chercheuse spécialiste de la question coloniale.
Le retour aux Etats-Unis s'avère même brutal pour certains d'entre eux. "En 1936, Joséphine Baker présente un spectacle à Broadway. Elle y sera très mal traitée", décrit Richard Powell.
Comment la société parisienne, française de son côté perçoit cette communauté noire américaine ? "Ils sont vus comme des Américains avant d'être noirs", explique Françoise Vergès. "C'est la mode du jazz. Il y a une forme d'exotisme", décrit la chercheuse. Les artistes sont pourtants confrontés à un certain nombre de stéréotypes.
"Durant cette période en France se développe un mouvement que l'on nomme la 'négrophilie'. Nous sommes au lendemain de la Première guerre mondiale. Chez des intellectuels on trouve l'idée que la race blanche pourra se régénérer dans l'Afrique avec la force des corps et de la chaleur", explique Françoise Vergès.
Durant cette période en France se développe un mouvement que l'on nomme la 'négrophilie'. Au lendemain de la Première guerre mondiale, se développe l'idée que la race blanche pourra se régénérer dans l'Afrique avec la force des corps et de la chaleur.Françoise Vergès, chercheuse, spécialiste de la question coloniale
Cette fascination pour les corps des noirs se retrouve notamment dans les premiers spectacles de Joséphine Baker. "On y voit Joséphine Baker avec ce collier de bananes et un petit singe. Elle descend d'un arbre. Elle réveille un homme blanc avec son casque colonial. C'est une scène coloniale avec une femme noire demi nue. Elle est très belle. Elle danse magnifiquement", précise Françoise Vergès.
Cette 'négrophilie', ambigüe ne porte d'ailleurs "aucun intérêt pour les Africains ou l'Afrique en géneral", insiste Françoise Vergès.
Joséphine Baker est une jeune femme noire. Elle est ramenée dans ses premiers spectacles à son corps et à sa sexualité.Richard Powell, historien à l'université de Duke
"Joséphine Baker est une jeune femme noire. Elle est ramenée dans ses spectacles à son corps et à sa sexualité. Son succès tient aussi à des stéréotypes sur le corps des femmes noires", estime pour sa part Richard Powell. "Joséphine Baker ne sera jamais cependant confrontée à ce que les femmes africaines dans l'empire coloniale ont subi dans leur corps. Elle évolue dans un milieu artistique ", tempère Françoise Vergès
Les artistes noirs américains ont-ils conscience de ces stéréotypes ? " Joséphine Baker se disait qu'elle pouvait avoir un espace où montrer son talent artistique. Les artistes noirs américains avaient intégré le fait qu'ils devaient jouer un rôle que l'on attendait d'eux. C'était une forme de rite de passage. Certains ont pu changer leur image. Cela a été le cas pour Joséphine Baker qui a abandonné le collier de bananes pour interpréter une parisienne", décrit l'historien américain Richard Powell.
Les noirs américains durant cette période n'ont pas conscience de leur africanité. Ils se voient comme noirs américains et non pas comme afro-américains. Et pour eux, Paris devient le lieu où ils rencontrent pour la première fois des Africains.Richard Powell, historien à l'université de Duke
Ces changements d'image et de rôle ne seront pas acceptés par une partie du public en France, rappelle la chercheuse Françoise Vergès. "Pourquoi ne joue t-elle plus l'Africaine, la noire, la sauvage ? L'affaire était profitable. La publicité pour la vente des bananes françaises utilisait l'image de Joséphine Baker."
La République française est également une puissance coloniale. Ces artistes, ces intellectuels noirs américains ont-ils été confrontés à la réalite de l'empire colonial français, au racisme dont sont victimes d'autres noirs ?
"En 1931, l'Exposition coloniale ouvre. Certains des membres de cette communauté noire américaine de Paris vont même s'y rendre comme de nombreux Parisiens. Les noirs Américains durant cette période n'ont pas en effet réellement conscience de la part d'africanité en eux. Ils se sentent noirs américains et non pas afro-américains", rappelle Richard Powell.
"Et pour beaucoup de ces artistes, la France devient le lieu où ils rencontrent pour la première fois des Africains, des Sénégalais...", ajoute l'historien.
Des artistes et écrivains noirs américains vont faire un parallèle entre le racisme dont ils ont été victimes aux États-Unis et ce que les Africains subissent dans l'empire colonial français.
Françoise Vergès, chercheuse et spécialiste de la question coloniale
Les attitudes de ces artistes varient entre indifférence et prise de conscience présente dans leur art. "Certains gardent les yeux fermés sur ce que les noirs africains subissent dans l'empire colonial français. D'autres se servent de ce qu'est l'art africain dans leur production. C'est notamment le cas de la peintre Lois Mailou Jones marquée par ces masques africains qu'elle découvre à Paris comme dans son tableau 'Les Fétiches' peint en 1938", décrit Richard Powell.
Françoise Vergès note pour sa part une prise de conscience de la réalité coloniale française chez de nombreux artistes noirs américains. "Ils vont faire un parallèle entre le racisme dont ils ont été victimes et ce que les Africains subissent dans l'empire colonial français", précise la chercheuse.
C'est le cas de Claude McKay, écrivain issu du mouvement littéraire Renaissance Harlem. Le romancier et poète américain rencontre à Paris l'écrivain sénégalais Léopold Sédar Senghor et le poète martiniquais Aimé Césaire.
Claude McKay, écrivain, travaille comme docker à Marseille. Il voit que les dockers d'Afrique subsaharienne sont bien plus mal traités que lui.
Françoise Vergès, chercheuse, spécialiste de la question coloniale
L'auteur de Romance à Marseille, écrit en 1932, s'installe dans la cité phocéenne avant de gagner plus tard Tanger. "Il y travaille comme docker. Il suscite la curiosité mais il est protégé car Américain. Mais il voit que les dockers d'Afrique subsaharienne sont bien plus mal traités que lui. Il prend également conscience de cela à Paris. Il est témoin d'une scène, celle d'un prince africain expulsé violemment d'un café", explique Françoise Vergès. Romance à Marseille narre le destin d'un docker africain, Lafala, dépouillé de tout ses biens dans le Marseille des années 1920.
Comment Joséphine Baker a t-elle pour sa part abordé la question du racisme ? Dans ses écrits peu de chose transparaissent à ce sujet.. "Elle semble percevoir la question du racisme en France comme l'affaire d'un groupe ou d'individus mal éduqués. Le politique raciste de l'Etat français dans son empire colonial n'est pas abordée", répond Françoise Vergès.
La France, dans les années 20 et 30 jouera sur cette présence noire américaine pour masquer la réalité de l'empire colonial selon Françoise Vergès et se présenter comme une nation plus ouverte que les États-Unis.
Lire : France : quelles sont les raisons de la panthéonisation de Joséphine Baker ?
"La France se présente alors comme la nation qui a sauvé de la ségrégation ces noirs américains, celle d'un pays universel. Mais la France de ces années 1920-1930, c'est celle de l'empire colonial, du travail forcé, des massacres de population ou des zoos humains en plein Paris", rappelle Françoise Vergès. Quelle est aujourd'hui la mémoire de ce Paris des années 20 et 30 mêlant tolérance et racisme ? Joséphine Baker rentre au Panthéon ce 30 novembre.
Voir : Joséphine Baker: artiste et femme engagée
Qui va t'on célébrer ? Sous quel angle le président de la République française, Emmanuel Macron, évoquera-t-il cette période ? Françoise Vergès craint une forme d'amnésie collective sur cette question de la mémoire coloniale. "J'ai peur que l'on célèbre surtout la Jospéhine Baker résistante ou celle de la militante des droits civiques aux États-Unis dans les années 60. La réalité coloniale française de cette période risque d'être mise de côté".