Le tout-anglais dans le doute

« Naguère, on pensait que l’anglais serait la lingua franca de la mondialisation. Or, cette vision des choses est loin de faire l’unanimité aujourd’hui, y compris au sein du monde anglophone, où le modèle du tout-anglais est remis en cause, aussi bien au Royaume-Uni qu’aux États-Unis.  Comment expliquer un tel renversement de perspective, dont on commence à peine à entrevoir toutes les conséquences ? ». Tel est le sujet paradoxal d'un colloque scientifique qui se tient aujourd'hui à Paris. Entretien avec l'un de ses initiateurs, Dominique Wolton, directeur de l'institut des sciences de la communication du CNRS.
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Le tout-anglais dans le doute
Saint-Jérôme, traducteur de la Bible (fragment du tableau de Domenico Ghirlandaio “St Jérôme dans son étude“)
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“Une prise de conscience en faveur de la diversité culturelle“

“Une prise de conscience en faveur de la diversité culturelle“
N'est-il pas un peu aventureux de parler de la place de l'anglais comme lingua franca  au passé? Disons que comme tous les travaux de recherche, nous sommes un peu en avance. La langue anglaise marche très bien mais cela pourrait être demain le chinois ou n'importe quelle autre langue qui permet un minimum d'échange avec à peu près trois-cents mots. Mais on constate aussi que dès qu'on est sur des contenus réels, que ce soit la science, la politique, la culture etc..., dès qu'on est sur des enjeux complexes, une seule langue ne suffit pas. Ce que veut pointer ce colloque, c'est que le prix à payer de la mondialisation – que personne ne veut payer aujourd'hui – c'est le respect de la diversité culturelle. Accepter qu'en dehors des deux ou trois cents mots d'anglais qu'on utilise tous, il faille de la traduction qui doit être la première industrie de la mondialisation. La diversité culturelle est fondamentale, elle est reconnue par l'UNESCO en 2002, votée en 2005 par la diversité des Etats qui ne l'ont d'ailleurs jamais mise en application. On admet dans la mondialisation le fait que les marchandises et les services doivent circuler mais on oublie que lorsqu'on s'approche des hommes il y a les cultures et les langues. C'est un enjeu politique. Cela se voit dans les sciences, dans la politique, dans l'économie, partout. Cet état de fait est-il vraiment remis en cause ? Oui et d'abord, il est remis en cause par les Anglais eux-mêmes, qui en ont assez que leur langue soit dénaturée à ce point dans le monde entier pour devenir la lingua franca. Eux, les premiers locuteurs, disent « on pourrait tout de même faire attention à notre langue ». En second lieu, les plus intelligents réalisent que cette lingua franca est utile tant qu'il n'y a pas d'enjeux fondamentaux. Dès qu'il y en a, ce sabir des quatre-cents mots ne suffit plus et la traduction s'impose. Il y a donc une prise de conscience qui repose les questions de « quelle diversité culturelle » et « comment on l'organise ».

Complexe français et montée des BRIC

Le tout-anglais dans le doute
On ne sent pas la France à la pointe de ce combat … Les principaux adversaires de la francophonie sont les Français. Il croient encore que la langue française est coloniale. Cela a été vrai mais, si une langue est au départ une domination, elle devient ensuite facteur de communication. En outre, l'’intérêt pour la langue française dépasse largement ses anciennes colonies. Il concerne des pays aussi variés que la Russie ou l'Amérique latine. Mais c'est ainsi, par le fait de la colonisation, les Français ne se rendent plus compte qu'il sont au cœur de la francophonie. Contrairement aux Anglais, nous nous sommes repliés sur nous-mêmes après la décolonisation et l'échec de ses guerres. Nous ne voulons plus parler de notre rôle mondial parce qu'il avait été colonial. En revanche, nous avons beaucoup investi – les élites en particulier - sur la construction de l'Europe, au détriment des racines... L'Europe qui est devenue une machine anglophone... Bien-sûr. Mais du coup, au lieu d'avoir un « retour sur investissement », de trouver un sens au fait d'avoir été une puissance mondiale depuis le XVIIème siècle, on n'en retire aucune conséquence positive. C'est n'importe quoi. La francophonie sera sauvée par les francophones et pas par les Français. L'émergence des BRIC [Brésil, Russie, Inde, Chine] change t-elle la donne ? Ça va ouvrir un peu le jeu. Comme tout le monde, ils ont joué l'anglais dans un premier temps mais, dans un deuxième temps, je pense qu'il y aura une réaction, notamment de la part des lusophones et ce devrait être, finalement, un facteur d'ouverture. Les BRIC sont la réalité vivante d'une première diversité. Aux États-Unis, on a vu avec l'élection d'Obama l'échec du blanc hétérosexuel WASP et la victoire des hispaniques, asiatiques, les minorités. La première puissance du monde était dominée par l'anglais et on s'aperçoit que sa seconde langue, l'espagnol est en train de devenir la première. Cela aidera la prise de conscience de l'importance de la diversité culturelle.

La trahison des clercs

Le tout-anglais dans le doute
Internet est un puissant facteur de mondialisation. Joue t-il pour ou contre la diversité ? Je crois qu'au fur et à mesure de la montée d’internet, on assistera à une revanche des langues sur l'anglais. En tout cas, c'est un pari qu'on peut faire aujourd'hui et qu'on aurait pas risqué il y a sept ans. Ce qui reste problématique, en revanche, dans la mondialisation d'internet, c'est l'illusion qu'elle véhicule. La mondialisation de l'information n'est pas tout. Dans le domaine de la communication scientifique, le combat semble assez désespéré. Il est perdu parce que, comme toujours, les scientifiques ont commis la première trahison des clercs. Sous couvert de neutralité de la science, de mondialisation de la connaissance, ils ont été les premiers à ne pas tirer la sonette d'alarme. Pourquoi ? Non parce que la science est universellement anglaise, ce n'est pas vrai, la science est marquée par l'anglais en terme de domination, de rapport de force ; c'est une guerre menée par les anglophones. Les scientifiques mondiaux ont accepté de disparaître en avalisant le mythe d'une « communauté internationale scientifique  » qui est en fait non une communauté pacifique mais une communauté guerrière. Ils auraient pu dire « d'accord pour les trois cents mots d'anglais mais on garde notre identité culturelle » ; ils ont fait l'inverse. Deuxième argument contre l'espèce d'évidence stupide que « naturellement, la science est anglaise » : quand vous êtes matheux, physicien, chimiste, ce que vous avez à communiquer, ce sont surtout des formules et quelques mots, qui peuvent être en anglais. En revanche, dès que vous arrivez dans le « plus compliqué », très peu de gens sont bilingues. On assiste donc à un appauvrissement gigantesque. Il y a d'ailleurs deux exemples où l'on accepte toujours le prix de la traduction et l'on sort de cette illusion d'une communication mondiale en anglais : lors des négociations des grandes entreprises multinationales et de toutes les négociations politiques mondiales. C'est important, les mots.

L'écologie reconnue, la diversité culturelle délaissée

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33e conférence générale de l'Unesco (2005) au cours de laquelle fut adoptée la Convention sur la diversité culturelle
La remise en cause de l'anglais que vous dites observer va t-elle avec celle du modèle politico-économique anglo-saxon ? Bien sûr. L'une des raisons pour lesquelles le nombre d'apprenants français avait baissé en trente ans et remonte désormais n'est pas à chercher dans l'action de la France ni même de la francophonie multilatérale qui est très assoupie, mais dans le fait que cette langue – et c'est en cela qu'elle est extraordinaire – dépasse la France et reste symbole de liberté, de raison, d'émancipation. Et du coup, vous avez quelque part des gens qui s'accrochent à notre langue parce qu'ils sentent bien dans le monde que la « rationalisation » anglophone n'est pas l'idéal, que la « rationalisation » capitalistique n'est pas l'idéal. Et là où nous sommes complètement masochistes, nous, les Français, c'est notamment en ne nous rendant pas compte de cela. L'un des défauts de la France, c'est qu'au lieu d'accueillir toutes les mutations de la langue française dans le cadre de la francophonie, on fait l'inverse et l'on passe son temps à harceler tout le monde en disant « vous ne parlez pas bien français ». Un Espagnol ne dit jamais « vous parlez mal espagnol ». Un anglais non plus. Nous sommes, nous, toujours dans une infernale hiérarchie normative. On ne légitime pas assez tous ces gens extraordinaires qui ont appris le français en Asie ou en Amérique latine, avec plein d'imagination. N'y at-il pas un risque de réduire le débat à une lutte contre l'anglais ? L'anglais n'est pas le problème. Le problème c'est la trahison, l'abandon, l'absence de réflexion critique de toutes les autres langues. Une comparaison me tient à cœur : en cinquante ans, on a réussi à aborder la question de l'écologie – qui est actuellement largement acceptée. Même si la bataille politique n'est pas gagnée, tout le monde comprend qu'il va falloir sauver la nature et la planète. En 2005, on adopte à Paris la convention sur la diversité culturelle à l'UNESCO. A priori, les hommes se battent d'avantage pour la culture, la religion, la vision de la liberté que pour les arbres et l'écologie. La question qui m'intéresse est donc « pourquoi les hommes acceptent-ils l'idée de respecter la diversité de la nature et non celle de la diversité de la culture, pourtant bien plus facteur de guerre ? » Paris 2005 n'est pas moins important que Rio 1992.

Dominique Wolton

Le tout-anglais dans le doute
Dominique Wolton est un intellectuel français, chercheur en sciences de la communication, spécialiste des médias, de l'espace public, de la communication politique, et des rapports entre sciences, techniques et société. Ses recherches contribuent à valoriser une conception de la communication qui privilégie l'homme et la démocratie plutôt que la technique et l'économie.

Diversité culturelle

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