Fil d'Ariane
Les bureaux de vote ont fermé à 17H00 locales (14H TU) en Turquie, où les électeurs étaient appelés à renouveler leurs 550 députés. Les résultats seront connus en soirée.
Aucun incident notable n'a été signalé pendant la journée, après une campagne tendue et ternie par une attaque à la bombe qui a coûté la vie vendredi à deux personnes et blessé une centaine d'autres lors d'un rassemblement du parti prokurde à Diyarbakir (sud-est).
Le parti au pouvoir AKP devrait remporter ce scrutin mais est en perte de vitesse, victime du déclin de l'économie et des critiques sur la dérive autoritaire de M. Erdogan. Les sondages créditent le parti de 40 à 42% des voix, en net recul par rapport à 2011 (49,9%).Le président espère une large victoire de l'AKP, au moins 330 des 550 sièges, pour réformer la Constitution et renforcer ses pouvoirs. Mais les dernières enquêtes d'opinion suggèrent qu'il n'y parviendra pas. L'issue du scrutin étant indécise, la société civile turque s'est mobilisée comme jamais pour empêcher toute fraude. Plus de 40.000 bénévoles et membres d'ONG ont surveillé à travers le pays la transparence du scrutin.
Vainqueur de tous les scrutins depuis 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) de M. Erdogan est assuré d'arriver en tête dimanche soir. Mais, pour la première fois depuis le début de son règne, il se présente affaibli face aux électeurs, victime du déclin de l'économie et des critiques sur sa dérive autoritaire. Les derniers sondages le créditent de 40 à 42% des suffrages, en net recul par rapport à son score d'il y a quatre ans (49,9%).L'ampleur de ce recul s'annonce crucial pour le chef de l'Etat, qui a décidé de jouer son va-tout à l'occasion de cette élection. Premier ministre à poigne pendant onze ans, il a été élu chef de l'Etat en août dernier et a rendu sur le papier les clés de l'exécutif et du parti à son successeur, l'ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu. Mais, bien décidé à garder les rênes du pays, M. Erdogan plaide depuis pour la présidentialisation du régime et le renforcement de ses pouvoirs, contre ses détracteurs qui redoutent avec cette réforme une "dictature constitutionnelle".
Malgré l'usure du pouvoir, il garde une forte popularité dans le pays. "Nous sommes de tout cœur avec l'AKP. J'ai voté à nouveau pour eux parce que je veux que la Turquie soit dirigée par un président fort", a confié à l'AFP Mehmet Köse, 50 ans, un vendeur de fruits qui a voté dans le district de Sisli à Istanbul. Mais les derniers sondages suggèrent que le président pourrait bien perdre son pari."J'ai voté pour l'AKP lors des précédentes élections parce qu'ils ont fait du bon travail. Mais je n'ai plus confiance en eux", a dit Murat Sefagil, 42 ans, un autre électeur d'Istanbul qui a accordé son suffrage à l'opposition. "J'espère que cette élection sera la bonne et que nous pourrons nous débarrasser de +Tayyip+ et de sa bande", a renchéri Ergin Dilek, un ingénieur de 42 ans venu voter avec son épouse dans le quartier résidentiel de Yildiz, à Ankara.
Plus encore que les deux grands partis d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) et le Parti de l'action nationaliste (MHP, droite), le parti kurde constitue le principal obstacle sur la route de M. Erdogan. Très à gauche, moderne et tourné vers les minorités, le parti kurde est emmené par un "quadra" charismatique, Selahattin Demirtas, qui espère profiter de son statut de "faiseur de rois" pour élargir son audience traditionnelle. "Je ne suis pas d'origine kurde mais j'ai décidé de voter HDP pour que l'AKP ait moins de sièges", a confié à l'AFP Ilker Sorgun, un électeur d'Ankara. En déposant son bulletin dans l'urne dimanche à Istanbul, M. Demirtas a réaffirmé ses ambitions. "On ne peut pas dire que la campagne a été très démocratique", a-t-il déploré devant la presse, "mais j'espère que le résultat de ce scrutin contribuera à la paix et à la démocratie en Turquie".Plus de 400.000 policiers et gendarmes ont été déployés dans tout le pays pour assurer la sécurité du scrutin, selon les médias turcs.
Le Parti démocratique des Peuples (HDP) va-t-il franchir le seuil de 10 % des voix nécessaires pour entrer au Parlement ? De la réponse à cette question dépend l'avenir politique de la Turquie. Car si le HDP reste sous les 10 % qui lui garantirait 50 ou 60 sièges au Parlement, l'AKP du président Recep Tayyip Erdogan peut, conformément au système proportionnel, recueillir les voix du HDP qui lui permettront d'encaisser un recul attendu dans les urnes ; il pourra alors mener à bien ses projets constitutionnels. Dans le cas contraire, l'actuel président devra compter avec ce petit parti de gauche représentant la minorité kurde, dont l'intention est précisément d'entraver ses ambitions.
Le HDP succède au parti BDP, le parti de la Paix et de la Démocratie, lui-même héritier, et vitrine politique légale, du parti indépendantiste kurde PKK, le parti des Travailleurs du Kurdistan. En 2014, le BDP s'est dissout avec la bénédiction d'Abdullah Öcalan, chef de file historique de la lutte armée kurde, actuellement incarcéré pour terrorisme. Objectif : sortir du carcan de la lutte indépendantiste.
Mission accomplie, en grande partie grâce à la campagne qui a précédé l'élection présidentielle d'août 2014. Depuis environ un an, le HDP montre qu'il s'adresse à toute la Turquie, et surtout à celle qui cherche une alternative à l'AKP, au pouvoir sans interruption depuis 2002. Né dans le sillage des grandes manifestations de 2013 autour du projet de Gezi, le HDP est aujourd'hui une coalition d'une ribambelle d'organisations d'extrême gauche, d'associations, de plate-formes et de fractions dont la plupart étaient présentes à Taksim en juin 2013.
La situation ne manque pas de sel si l'on songe que c'est un parti politique représentant les Kurdes, si souvent mis à l‘écart et réprimés par le pouvoir, qui est susceptible de faire, ou de défaire, le gouvernement d'Ankara. En outre, à l'heure où les Kurdistan syrien et irakien acquièrent une existence de fait à la faveur des conflits entre sunnites et chiites, la victoire du HDP serait un facteur de redéfinition des frontières dans toute la région.
Les explication d'Ahmet Insel, économiste, universitaire, éditeur, éditorialiste. Auteur de La nouvelle Turquie d’Erdogan, du rêve démocratique à la dérive autoritaire, aux éditions La Découverte.
En matière de pronostics, la prudence est toujours de rigueur, d'autant plus que, cette fois, les sondages reflètent des scénarios opposés. Certains attribuent à Erdogan environ 45 % des voix, alors que l'alliance pro-kurde et d'extrême-gauche du HDP ne dépasserait pas les 10 %. Ce cas de figure laisserait à Erdogan la majorité nécessaire au Parlement (3/5e) pour tenter, par référendum, le changement constitutionnel qu'il souhaite faire en faveur du régime présidentiel qui justifierait son omniprésence. D'autres instituts, en revanche, annoncent un recul de l'AKP à 40 %, alors qu'il recueillait 49 % lors des dernières législatives, en 2011, tandis que l'HDP dépasserait d'un ou deux point la barre de 10 %.
Ce sont les Kurdes musulmans pratiquants qui, jusqu'à présent, votaient AKP, mais qui se déclarent déçus par la politique ambiguë d'Erdogan sur la question kurde, auxquels s'ajoutent les électeurs qui votaient déjà pour les candidats kurdes indépendants avant la création de l'HDP.
Il y a aussi les partisans du CHP, le parti de centre-gauche kémaliste traditionnel, celui des laïcs et des nouvelles classes moyennes, qui votent HDP non pas par adhésion au programme du parti, mais par stratégie électorale. Car tout le monde, désormais, y compris l'extrême droite nationaliste, a compris que le meilleur obstacle à la volonté de pouvoir absolu d'Erdogan est l'entrée du HDP au Parlement et la cinquantaine de siège qu'il pourrait soustraire à l'AKP.
Voilà une situation inattendue en Turquie : la stabilité politique dépend d'une minuscule frange de l'électorat, quelque 2 % des électeurs, qui pourraient voter pour le parti kurde, sans être véritablement pro-kurde. Un report de voix qui n'aurait certainement pas été possible sans le charisme d'un homme, Selahattin Demirtas, dont la personnalité a totalement changé l'image du mouvement kurde. En quelques mois, il a réussi à conquérir un électorat d'opposition bien au-delà de la minorité kurde, qui représente 15 millions de personnes sur 76 millions de Turcs.
Il synthétise l'esprit jeune, pas coincé, adaptable, tolérant, reconnaissant la pluralité des identités politiques, culturelles et sexuelles en Turquie qui avait explosé lors des événements de Gezi. La révolte populaire s'est effilochée, mais je pense qu'une partie importante de la population qui est descendue dans la rue il y a deux ans (place Tkasim, ndlr) se retrouve autour de Demirtas.
Il été la surprise de l'élection présidentielle d'août 2014 : l'avocat de 42 ans recueillait alors près de 10 % des voix. Ancien fondateur d'une section d'Amnesty International à Diyarbakir, dans l'est de la Turquie, il est pour beaucoup le seul homme politique capable de délivrer la Turquie des ambitions dictatoriales d'Erdogan. "L'habileté que possède Demirtas pour faire des blagues intelligentes sur des sujets épineux ou ses commentaires sur des questions que tout le monde se pose tout bas relèvent de sa personnalité. Il semble avoir le profil du politicien dont a besoin la Turquie depuis si longtemps. Il ne crie pas, ne menace pas, ne se met pas en colère et n'insulte personne. Il ne recherche pas la tension, la division ou la polarisation pour renforcer sa popularité," écrit Cafer Solgun sur le site du quotidien turc Zaman.
Lui-même en butte au racisme et à la discrimination, il est la voix d'un parti qui se veut égalitaire et touche particulièrement les opposants à l'AKP, conservateur et nationaliste. En août 2014, il témoignait sur CNN du racisme ordinaire dont souffrent les Kurdes et autres minorités : “A la maternelle où j'allais chercher ma fille, je voyais les maîtresses aider tous les enfants à mettre leurs chaussures, sauf la mienne... ‘Tu mets toujours tes chaussures toute seule ? lui ai-je demandé. ‘Oui,’ a-t-elle répondu."